Il n’a pas quarante ans. Né en 1977 dans une petite ville de Transylvanie, il grandit dans la Roumanie de Ceausescu. Après ses études secondaires, il intègre l’université d’art et design de Cluj, mais s’y sent vite marginalisé. Sa production « fait, dit-il, très classique, très symboliste, très xixe ». Disons qu’elle est carrément anachronique, en tout cas à rebours du sens dans lequel on voudrait pousser le jeune Adrian. Ce n’est pas agréable d’être pris pour un ringard quand on a vingt ans et qu’on se rêve un avenir.
Il a beau faire, le xxe siècle officiel et muséal l’intéresse assez peu, à l’exception de quelques artistes comme Bacon. Il se passionne plutôt pour ce qu’il y a avant ou à côté. Avant, il y a Rembrandt qui le fascine, les « vieux maîtres » et l’« âge d’or de la peinture ». À côté, il y a toutes les images qui foisonnent à notre époque, depuis le cinéma jusqu’à Internet. C’est son univers. En résumé, Adrian Ghenie n’a pas grand-chose à voir avec la modernité ni avec l’art dit contemporain. C’est un enfant des cultures visuelles populaires et un héritier de la peinture ancienne.[access capability= »lire_inedits »]
Ses études achevées, il part tenter sa chance à Vienne, métropole la plus proche. C’est un bide total. Il insiste. Finalement, il se résout à rentrer au pays. Avec quelques amis artistes, il s’installe à Cluj, dans une ancienne fabrique désaffectée. Au rez-de-chaussée, un espace nommé Plan B fait office de galerie. On n’en attend pas des miracles. De toute façon, c’est au-dessus que ça se passe. Adrian Ghenie est décidé à travailler à fond, à peindre pour lui-même, comme s’il s’agissait d’une aventure intérieure, sans se soucier de rien d’autre. Tant qu’à être fauché, autant se faire plaisir ! Or, ce qui sort de cet entrepôt est prodigieux. À partir de 2006, ses œuvres commencent à circuler en Allemagne, en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Sa cote grimpe de façon exponentielle. Adrian Ghenie est devenu à présent l’une des figures de proue du renouveau international de la peinture figurative.
La Roumanie peut paraître éloignée des lieux les plus branchés de l’art contemporain. Rien de grave à cela. Malheureusement, le pays ne s’est pas tenu autant à l’écart des flambées totalitaires : depuis Antonescu, l’allié des nazis, jusqu’à l’ubuesque Ceaucescu, la Roumanie a connu un demi-siècle écrasant. Adrian Ghenie est particulièrement bien placé pour réfléchir aux pathologies du xxe siècle. Là où il vit, il a le privilège paradoxal de pouvoir acquérir une vision relativement complète de cette période. De fait, les malheurs de son pays, ceux de l’Europe, sont son inspiration, son matériau et son angoisse.
Ghenie récuse la dénomination de « peintre d’histoire ». Peut-être l’expression est-elle un peu datée. C’est que ce genre artistique a longtemps mis l’accent sur les grands événements et les gestes exemplaires. Cette narration a fini par apparaître lointaine et extérieure, parfois pompeuse, aux humains ordinaires. Ghenie prend l’Histoire par l’autre bout. Pour lui, elle n’est pas un spectacle, mais une emprise, tissée de craintes et de songes. Ce qu’il vit se mêle à ce qu’il imagine en écoutant ses proches. Adrian Ghenie n’est rien d’autre qu’une caisse de résonance. Ce dont il s’agit dans ses peintures en fin de compte, c’est de son histoire intérieure. « Je suis devenu, dit-il, le propre sujet de mes œuvres, à la façon dont Flaubert disait “Madame Bovary, c’est moi”. »
Ses réflexions sont d’ailleurs contradictoires, ambigües et imprévisibles. Par exemple, quand il évoque ses parents : « Ils ont vécu dans la pire période du xxe siècle, ne se soucient guère de savoir qui était Staline et se rappellent surtout qu’ils étaient jeunes, vigoureux et amoureux. » Parfois, sa peinture est pure fantaisie, comme cette bataille de tartes à la crème à la chancellerie du Reich, scène à la Chaplin aussi troublante qu’improbable.
Cependant, en règle générale, l’Histoire, pour Ghenie, est une chose très lourde. « Dans ma génération, dit-il, nous étions tous perdants, historiquement et économiquement. Presque tout le monde était en même temps le tueur et la victime. Il n’y avait aucune culture possible de la victoire. Gagner en dictature, c’est se compromettre avec le pouvoir. C’est une impasse morale ! » Artiste de l’humiliation et de l’enfermement, il excelle à peindre des lieux clos où une bestialité latente est palpable. Ses intérieurs dévastés, où errent des chiens-loups et des dignitaires en manteaux longs, sont particulièrement inoubliables.
On est également troublé par ses visages, dont une partie, déchirée ou effacée, s’ouvre sur des béances picturales. On dirait que la face humaine n’est pour lui qu’une superficie, une apparence, qui cache cette réalité effrayante : de la viande.
Peu d’artistes se collètent aussi frontalement à de tels sujets. À la différence des romanciers et des cinéastes, les peintres du xxe n’ont pas beaucoup représenté les drames de leur temps. Si dans quatre siècles des archéologues devaient par exemple reconstituer, grâce à la peinture, la période de 1914 à 1918, il y a un gros risque qu’ils l‘imaginent tout à fait tranquille. D’une façon générale, peu d’œuvres abordent de front l’horreur du xxe. Même Guernica, icône de l’art engagé, a une approche beaucoup plus allégorique et distanciée que celle adoptée aujourd’hui par Ghenie. Picasso y évoque, en effet, le massacre de cette ville espagnole par l’aviation allemande. Mais il met principalement en scène, à sa manière géométrisée, la panique d’un taureau et celle d’un cheval, piétinant un homme tenant une épée brisée. Picasso expliquait qu’il ne pouvait pas rivaliser avec l’horreur des photos, qu’il devait se situer sur un autre plan. Choix indiscutablement respectable et fécond. Adrian Ghenie n’est plus du tout dans l’allégorie ou dans la distanciation. En réalité, il n’est plus dans le xxe siècle. Il s’agit d’un art différent, d’un art passionnément tourné vers la vie des hommes, d’un art tragique.
La tragédie ne relève pas d’un simple exposé objectif des faits. Il y a souvent quelque chose d’autre, quelque chose qui a partie liée avec l’émotion. Il peut s’agir d’un rythme, d’une vibration, d’une « petite musique » propre à chaque auteur. Chez Ghenie, ce sont les matières et la picturalité qui apportent cette scansion. Ses œuvres présentent en effet une richesse de matière tout à fait fascinante. Il travaille par couches successives qui rehaussent la texture finale, maltraitant les surfaces pour provoquer d’heureux hasards. Il projette, il efface, il arrache, il applique des pochoirs, il gratte, préférant manier des sortes de spatules (ou couteaux) qui posent et étirent la peinture, plutôt que le pinceau. En raclant des noix de matière dans plusieurs tas de couleurs, qu’il écrase sur ses toiles, il produit des effets berlingots caractéristiques de sa manière. Au total, si l’on faisait un gros plan sur une partie de l’une de ses œuvres, on serait en pleine abstraction. C’est ce qui donne à ses travaux tout leur lyrisme. Dans un contexte où l’abstraction a beaucoup décliné, voire presque disparu, le fait mérite d’être souligné. Chez Ghenie, l’abstraction sert la figuration, elle en devient une composante.
Cette espèce d’hommage à l’art abstrait n’éclipse cependant pas l’essentiel, des citations très véridiques. Ghenie pratique une figuration très réaliste, presque photographique. Quand il représente des objets ou des personnages, c’est toujours pour nous faire sentir la saveur spécifique de leurs formes. Par exemple, lorsqu’il peint Hitler de dos regardant Eva Braun allongée, il pourrait se contenter de nous permettre d’identifier les protagonistes. Néanmoins, ce n’est pas l’idée du dictateur qui l’intéresse, mais sa présence, je dirais presque son odeur. C’est pourquoi Ghenie nous montre la texture de sa vareuse, les plis de son pantalon, les veines du bois dans le parquet, autant de détails choisis pour nous faire accéder à une perception sensible. Il nous permet, en quelque sorte, d’être là. Il cherche ce qu’il y a de significatif dans les formes, attentif à l’incroyable diversité des apparences qui composent le monde.
Nombre de peintures de Ghenie paraissent donc très remarquables. Un bémol doit cependant être apporté à l’enthousiasme. En effet, parallèlement à l’exposition de Venise, hélas proche de sa fin, la galerie Thaddaeus Ropac présente à Paris une sélection de ses toiles. Ce pourrait être pour le public français l’occasion de découvrir cet artiste. Malheureusement, les œuvres exposées sont en deçà de celles qui ont fait sa notoriété. La dimension tragique y cède le pas à un colorisme facile où l’effet berlingot envahit toute la surface. S’agit-il d’un fond de cuvée livré à la galerie parisienne par un peintre débordé par son succès ? Faut-il y voir une évolution heureuse et assumée, comme l’affirment les représentants de la galerie ? Il est vraisemblablement trop tôt pour le dire. La trajectoire d’un artiste peut réserver bien des imprévus. Il convient d’être patient. Adrian Ghenie fait indiscutablement partie des artistes dont on peut attendre beaucoup.[/access]
Jusqu’au 22 novembre 2015, Biennale de Venise.
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