Hommage à un dieu du piano
La sonate s’appelle « Les adieux ». En allemand, l’adieu (Lebewohl). Le premier mouvement dit merveilleusement l’attente. Le troisième mouvement, le retour, est un cri d’allégresse. On dit de cette sonate sa richesse et sa difficulté. À la fin d’un concert, pour prendre congé d’un public transporté, il s’asseyait et jouait la tendre berceuse de Chopin. Nous n’entendrons plus cette berceuse. Maurizio Pollini est décédé samedi 23 mars, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, dans les premiers jours du printemps, à Milan, nous laissant en partage la nostalgie —ce sentiment si beau — de sa présence et de ses concerts, salle Pleyel et à la Philarmonie.
Des sonates, des sonates, oui mais avec Pollini!
On ne présente pas Maurizio Pollini, ce monde de musique qu’il a construit et nous a donné, année après année, avec une rigueur et une émotion exceptionnelles. Je me souviens de l’intégrale des sonates de Beethoven. Je me souviens de Debussy, d’une merveilleuse Cathédrale engloutie, loin d’un climat français symboliste décadent. Du Clavecin bien tempéré de Bach, à l’opposé de la mécanique des notes à laquelle certaines interprétations nous avaient habitués. De la sonate de Liszt qui avait bouleversé une salle entière debout dans une standing ovation qui n’en finissait pas. Des sonates de Pierre Boulez. En 2019, il avait joué, de nouveau, les trois dernières sonates de Beethoven qui demandent une telle virtuosité que peu de pianistes les donnent en concert. Ces sonates qui mêlent fugue et variations, harmonies et dissonances, exaltation et rêverie n’avaient jamais été jouées du vivant de Beethoven. Elles avaient désarçonné le public de l’époque par leur excentricité, jusqu’à mettre au compte de la surdité de l’auteur le baroque d’une musique échevelée. Pour nous, les sonates entrent en résonance avec les bouleversants derniers quatuors.
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Année après année, le temps avait creusé le visage, intériorisé les sentiments mais la vigueur, la violence titanesque, la virtuosité étaient toujours là, l’émotion allant de pair avec la sobriété. Ses concerts — on se souvient de la série « Perspectives Pollini » — étaient toujours composés avec le souci ardent d’éduquer le goût du public en lui faisant connaître ce qui ne lui était pas forcément familier. De l’ouvrir à des horizons inconnus. Chaque concert avait donc un climat musical singulier. En trente ans, de Debussy à Beethoven, Bach, Liszt, Nono, Boulez on n’aura vu qu’une fois Pollini devant une partition. Quel cerveau électronique remplacera jamais les mains du pianiste quand un public, fait d’êtres vivants, participe, disait-il, à l’acoustique elle-même du piano ?
Ne reste que les enregistrements…
Dans Musique, mythe, nature, le musicien contemporain François-Bernard Mâche dit que la musique doit faire trouver « comme l’ébauche d’un sens dans ce monde »— le critère en étant la joie. L’immense pianiste Maurizio Pollini nous a quittés. Nous ne le verrons plus, vêtu avec élégance, se diriger de son pas pressé, vers le piano, avoir hâte de nous prendre dans la musique. Nous n’entendrons plus les dernières notes de la berceuse de Chopin. Il nous reste ses enregistrements, et la mémoire, servante fidèle.
Car jamais un enregistrement ne rendra la grâce— et c’est heureux— du moment d’éternité que représentait le concert. Adieu, Maurizio Pollini, et merci !
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