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Adieu l’ami !


Adieu l’ami !
Le Pianiste (encre de Chine sur papier), publié en 1979 © J.J. Sempé, 1961 / Avec la courtoisie de la Galerie Martine Grossieaux

Sempé : sa France idéale et sa lointaine Amérique. Sa rébellion paisible, sa nostalgie douce, sa tendre férocité. Armé de son crayon, il n’a su que se souvenir et rêver, puis il est mort cet été, à 89 ans.


C’était un enfant.

Il est étrange que Sempé soit mort car il était incapable de vieillir.

À 89 ans, Jean-Jacques Sempé, ce charmeur, semblait cuver sa mélancolie, s’excuser d’être encore là. Il n’était que fidèle à soi, audacieux et timide, enclin à une tendre ironie envers les siens, la tête repue de songes, inquiet de décevoir autant que d’être déçu.

Déjà prêt à entrer dans le cortège de Dionysos, il n’était pas amer, ce qui est une rareté pour un moraliste.

Toute sa vie, il n’a fait que se souvenir et rêver. La nostalgie, c’est son idée de la douceur mais il ne faut pas en abuser – Nevermore !… et puis, zut ! La France d’hier, l’été au bord de l’eau, la nationale 7, les grandes vacances, la java aux heures de la lune. Et puis loin là-bas, une île appelée Manhattan – une improbable Amérique.

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Sempé dessinait la grisaille avec un coquelicot à la bouche. Au-delà des tracas, sous la violence et l’ennui de la vie moderne, perce dans ses dessins un penchant pour l’idyllique – c’est son ressort secret. Tout devient bleu si l’on ose.

Son utopie : la jeunesse. Un mot un peu galvaudé qui ailleurs semble obscène le résume mieux qu’un autre : poésie. Il préférait la métaphysique (et les frasques de galopins) à la sociologie – « à sauts et gambades », comme dirait Montaigne, un autre Bordelais.

Il n’a pas cherché à être original, ce qui l’aurait fait ressembler à n’importe qui.

Chez Sempé, l’enfance, forcément heureuse puisqu’elle est rêvée, est la mère des secrets. Avec René Goscinny, son ami, son complice, il a su réenchanter la sienne, lugubre, provinciale, bercée de torgnoles paternelles et de cris ; il en a fait un paradis perdu, un jardin, une Bohême, avec un petit Poucet rêveur – ce coquin de Nicolas, comment ne pas l’aimer ?

Un leitmotiv : le cartable, forcément minuscule, et puis tout autour, le parc, la rue, l’arbre, le ciel, le salon, le bistrot, la plage – un monde. Sempé adorait le jazz, la mer, le vin. Le papier, parce qu’il boit avec vous. L’aquarelle qui permet dans l’instant de tout embrasser. Et le vélo qui lui fut moins un mode de locomotion qu’un art de la fugue – un tremplin à rêverie. Il détectait la solitude dans une feuille morte ou dans un flocon de neige.

Ce n’était ni un sage ni un saint. Il craignait le succès qui rend idiot, et pire encore la célébrité qui vous embaume ou qui vous embrume. Même mort, hein ! on n’est pas à l’abri d’un mauvais coup – d’un orateur funèbre délirant, d’une groupie exaltée, d’un héritier louche ou d’une fâcheuse épitaphe ! Sans se prendre pour la casquette de Cézanne ou la pipe de Van Gogh, content de son renom transatlantique, Sempé savait n’occuper qu’un tabouret dans la foule des vivants. Avec lui comme les hommes sont petits !

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Tartempions égarés à l’ombre des gratte-ciel, perdus dans la foule, écrasés par un décor trop vaste. Des citadins qui rêvent de la campagne. Des candides qui rêvent de New York. Des timides qui rêvent de Saint-Tropez. Des snobs, des artistes téméraires (ou ratés), des ménagères rebelles. Des maris chétifs, des cadres qui n’ont rien de supérieur, des femmes insatisfaites. Des petites dames qui ne cachent plus leur désir et qui se vengent. Des silencieux, des bavards. Des mondains qui se morfondent. Des provinciaux qui s’ennuient. Tous en quête d’un frisson, d’un projet grandiose, d’une destinée héroïque.

Ce que Sempé détecte, à sa façon, ce sont des vanités, des pudeurs, des bravades de l’ego ; ce n’est pas le comique, c’est le ridicule qui est dans l’existence même – une diablerie inhérente à notre condition. Et pourtant, sa palette reste légère, délicate. Rien de gras dans son trait – il a des pattes de mouche. Du tact ! Il n’appuie pas, il effleure, il caresse. Il ne s’indigne pas, il regarde. Et il se sauve de l’humaine malveillance par un sourire.

Sempé a consenti à vivre à pleines dents dans son époque, sauf que lui, Dieu merci ! la vulgarité le blesse – il ignore la méchanceté et le blasphème.

Son humour est de France, son encre est de Chine. Sa bonhomie est un antidote au cynisme. Son intelligence, qui n’est que bonté, est un remède à la tristesse. Son allégresse reste un mystère. Son élégance, un scandale. Il a été en douce le psy de son époque : on apprend tout avec lui, sauf à se mentir.

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Septembre 2022 - Causeur #104

Article extrait du Magazine Causeur




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est écrivain, essayiste et journaliste littéraire

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