La Camif est en cessation de paiement ! Cette nouvelle dramatique n’a pas eu droit à plus d’une brève dans les pages économiques des journaux. Au regard des récentes faillites grandioses, comme celle de Lehman Brothers, la déconfiture d’un établissement de vente par correspondance situé à Niort (Deux-Sèvres) n’est pas de nature à émouvoir Wall Street ou la City.
Ceux pour qui le monde enseignant, dans son épaisseur historique et sociologique, est une sorte de terra incognita ne peuvent imaginer le choc que ressentent tous ceux que le catalogue de la Camif a conduits jadis par la main dans les méandres de la société de consommation. Pendant les trente glorieuses, instituteurs, professeurs des lycées et collèges, ainsi que leurs conjoints, enfants et petits-enfants, se sont habillés, meublés, équipés en biens culturels et sportifs au rythme de l’arrivée, deux fois par an du catalogue Camif dans leurs foyers.
Les ouvriers et paysans avaient celui de la Manufacture d’armes et cycles de Saint-Etienne, dit Manufrance, célèbre pour ses pièges à taupe et ses vaporisateurs à bouillie bordelaise. Aux héritiers des hussards noirs de la République, il fallait un établissement qui leur ressemble et qui les rassemble.
Au début, acheter à la Camif n’était pas donné à tout le monde : fondée en 1947, la centrale d’achat de la mutuelle des instituteurs de France se proposait d’aider les enseignants à reconstituer leur équipement domestique mis à mal par la guerre, l’exode et les bombardements. Pour y avoir accès, il fallait être membre de la MAIF, une mutuelle d’assurances créée en 1934 par un groupe de militants du SNI (syndicat national des instituteurs).
A la différence de ses concurrents, La Redoute ou Les Trois Suisses qui visaient un public plus prolétarien, la Camif misait sur la qualité, le durable. Dans la fonction publique, on ne gagne peut-être pas lourd, mais on est assuré d’avoir un poste pour la vie. L’éphémère, le frivole, le jetable ne sont pas dans la culture de l’instit : une blouse grise devait durer le temps d’une carrière, trente-sept ans et demi, de la sortie de l’Ecole normale au départ en retraite à cinquante-cinq ans. Le matériel de camping, testé par des collègues bénévoles et impitoyables, était conçu pour tenir longtemps, et sur la galerie d’une 4 L, la voiture emblématique des familles de « pédagos » bouffeurs de nationale 7.
Insensiblement, au fil des ans, le catalogue Camif laisse pourtant pénétrer l’air du temps et du dehors sur ses pages de papier glacé. À mesure que la profession se féminise, les pages de modes s’étoffent : on y trouve bientôt des dessous un peu plus affriolants que les modèles Petit Bateau et Damart offerts jusque-là à la concupiscence des mutualistes. Les marqueurs de la modernité s’y invitent : après la Guilde du disque et son électrophone gris souris arrivent les chaînes hi-fi et les magnétophones à bande dont on souligne, bien sûr, l’utilité pédagogique.
Acheter à la Camif permettait de se racheter du péché laïque d’avidité consommatrice et d’hédonisme qui entrait en collision avec l’idéal républicain progressiste et égalitaire affiché dans le syndicalisme enseignant.
Le SNI a disparu, éclaté en boutiques syndicales rivales. La MAIF a tiré son épingle du jeu dans la jungle concurrentielle de l’assurance automobile: elle a même fait de son origine un gimmick publicitaire (assureur militant!). La dégringolade de la Camif a été lente mais inexorable. L’ordonnatrice des désirs marchands du peuple enseignant n’a pas survécu à la dissolution de cette corporation dans l’indifférenciation du salariat mondialisé. Il ne lui fut même pas épargné cette ultime humiliation de se voir renflouée, en 2007, par un fonds d’investissement à capitaux américains. Aujourd’hui, les instits sont devenus des professeur(e)s des écoles et achètent, comme tout le monde, dans les nouveaux temples de la marchandise en ville ou sur le net. Adieu Camif, on t’aimait bien.
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