En 1980, une série de dialogues entre Jean-Paul Sartre et Benny Lévy provoque un scandale dans l’intelligentsia parisienne. Benny Lévy, disciple et dernier secrétaire du philosophe, est accusé par l’entourage de ce dernier d’avoir abusé de son état de faiblesse pour lui imposer sa pensée. On évoque jusqu’à un détournement de vieillard, tant semble tout à coup différente la parole de Sartre… Laurent Touil-Tartour revient sur cette fameuse controverse dans un livre.
Le 10 mars 1980, soit un mois avant la mort du philosophe, paraissait dans le Nouvel Obs la première partie des entretiens de Sartre avec Benny Lévy sous le titre : L’espoir maintenant. Le scandale fut retentissant. Ce sont ces textes et la rencontre entre deux hommes que Laurent Touil Tartour revisite pour nous en donner sa version, et pour « achever » – c’est-à-dire tenir compte de ce qui fut justement laissé pour compte… « Pire qu’un scandale : un outrage. L’outrage de l’ingérence sournoise d’un juif de l’Étude dans le temple de la pensée progressiste ». La Sartrie, vent debout, cria à la manipulation d’un vieil homme affaibli par un jeune loup de 35 ans, l’ironie de l’histoire voulant que le juif en question le devint grâce à celui qu’il aurait soi-disant manipulé !
Révélations
Mais revenons en arrière : 1970, première rencontre entre le grand philosophe et celui qui se fait encore appeler Pierre Victor, qui dirige La Cause du peuple, et qui vient demander à Sartre d’en prendre la tête. L’image de Sartre brandissant le journal dans la rue est restée dans les mémoires. À ce moment-là, Pierre Victor est un juif égyptien exilé et apatride, n’a que faire de sa judaïté, et connaît particulièrement bien la philosophie de Sartre qu’il a découverte à l’âge de 15 ans – une révélation.
Raison pour laquelle il est à même d’en parler avec son auteur qu’un premier AVC a affaibli mais qui a gardé jusqu’au bout toute sa tête comme le démontre ce livre, et aussi la conversation avec Jean Daniel qui dirigeait le Nouvel Obs. Sartre exige, avec sa voix éraillée et métallique, qu’on publie séance tenante ces conversations ! Le grand philosophe, qui mourra un mois plus tard, a parfaitement prévu et anticipé les réactions, et mis au point ce qu’il désire. Il dit à Benny Lévy : « Ou je suis un vieux con que tu manipules ou un grand homme auprès duquel tu viens nourrir tes idées », avant d’ajouter l’essentiel : « Il reste la bonne [possibilité] : qu’on soit des égaux. Je veux avec toi faire une œuvre qui soit par-delà mon œuvre propre ». Un dialogue, donc, une « parole plurielle » précisera-t-il un peu plus tard.
Sartre, qui représente la conscience universelle de la justice, de la décolonisation, de l’indépendance des peuples, sera donc pro-palestinien et… sioniste ! « Sartre ne voyait pas le sionisme comme un colonialisme mais comme un droit légitime à l’autodétermination du peuple juif sur sa terre ancestrale », explique Laurent Touil Tartour. Et, paradoxalement, c’est Pierre Victor qui sera longtemps farouchement antisioniste ! Jusqu’à ce que son mentor l’emmène en Israël pour la première fois, ce qui sera pour lui une seconde révélation : « C’est avec Sartre que j’ai mis les pieds à Jérusalem. Et là, sans que je le sache, l’air, la pierre m’ont dit que j’y vivrais. » Il confiera à Libération, le 21 décembre 1984 : « Non seulement il m’a rendu français, mais il m’a aussi, au départ, rendu juif. » Car le philosophe fit pour lui et sa fille adoptive ce qu’il ne fit jamais pour personne d’autre : demander quelque chose aux autorités – en l’occurrence leur naturalisation française.
Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis
Si donc Sartre fut à l’origine de « la pensée du retour » chez celui qui s’appellera désormais Benny Lévy, c’est bien ce dernier qui permettra à Sartre de « corriger sa copie » concernant le juif dépossédé de toute essence et n’existant que par l’antisémite ; thèse présentée dans Réflexions sur la question juive ; fidèle à sa philosophie d’alors qui ne conçoit que l’existence et pas d’essence. « Ce qu’il y a de réel, c’est une première liaison métaphysique de l’homme juif avec l’infini » dit Sartre durant le dialogue. À partir de « ce messianisme inédit et unique, dénué de toute allusion à l’eschatologie, à savoir au jugement dernier, à l’au-delà, à l’autre monde », le philosophe veut repenser la révolution : « les juifs sont le peuple athée par excellence. Ils partent du concept que le bien doit se réaliser ici-bas, et non pas au-delà de la tombe. Ils n’œuvrent donc que pour la conquête de ce monde-ci ». Et Laurent Touil-Tartour de citer Isaïe, 57- 6-12 : « Voici le jeûne que je préfère : défaire les nœuds du crime, délier les liens de l’entrave, renvoyer libres les opprimés et briser toutes les chaînes.(…) Si tu bannis de chez toi le geste menaçant et les paroles de fraude, si tu prélèves de ton bien pour l’affamé et si tu rassasies l’opprimé, ta lumière brillera dans les ténèbres et l’obscurité sera pour toi comme le plein midi (…) Et tu rebâtiras les ruines antiques, tu relèveras les fondations des âges passés, on t’appellera le réparateur de brèches et le restaurateur de chemins qui s’établit. »
Contrairement à ce qui fut dit, Sartre ne s’est pas converti au judaïsme mais s’en est inspiré pour rectifier sa philosophie. Le rapport à l’autre en particulier dont il estime qu’il l’avait pensé de manière trop autocentrée : « Le médiateur entre moi et moi-même » et qu’il faut reprendre en « l’existence éthique les uns pour les autres ». Comme dit Laurent Touil-Tartour : « du pur jus Lévinas, non ? » ; Lévinas qui n’est jamais cité et qui est pourtant le tiers absent-omniprésent dans L’espoir maintenant. Et l’auteur d’Achever Sartre de conclure que « Sartre découvre ainsi à son tour, après Lévinas, qu’il y a dans les textes juifs de la pensée, et une pensée fondamentale, là où d’autres ne voyaient que de la religion. » Je laisse au lecteur le soin de découvrir laquelle dans le dernier chapitre intitulé « Dénouement », au terme de cette « enquête » sur l’amitié qui lia deux hommes pendant dix ans, enquête qui nous révèle ce que signifie réellement l’altérité – altérité mise à toutes les sauces aujourd’hui, et surtout démise de sa vocation première qui est d’altérer chacun des protagonistes dans ce qui s’appelle vraiment une rencontre…
Achever Sartre de Laurent Touil-Tartour, éditions Grasset, collection Figures
L’espoir maintenant de Jean-Paul Sartre et Benny Levy, dans « Les entretiens de 1980 » aux éditions Verdier.
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