Ma langue maternelle — la variante serbe de ce qu’on appelait hier encore le serbo-croate — est la plus simple à orthographier de toutes les langues du monde. Ce n’est pas de la vantardise, c’est officiel. Un philologue de génie, Vuk Karadžić, a débarqué au XIXe siècle dans le sillage des Lumières et du romantisme allemand et il a unifié le corpus linguistique serbo-croate. Il a surtout émis une loi simple, unique et révolutionnaire : Écris comme tu parles et parle comme tu écris. Bref, une relation parfaitement bijective entre la lettre et le son qu’aucune autre langue n’a jamais pu atteindre. Les Croates parlent généralement la variante iékavienne (ou ikavie
Une réforme radicale qui a réussi
D’autres nations prétendent écrire phonétiquement. Les Italiens par exemple. On en est loin. Le mot caccia (la chasse), par exemple, utilise six lettres pour quatre sons. Le même serait écrit kaća en croate ou serbo-croate, et каћа en serbe. Rien de plus. Et pizza donnera pica (пица). Le son ts, restitué par zz en italien, est figuré par la lettre c (ц) et par aucune autre. Et de même, c (ц) ne peut sonner autrement que ts. Les Croates laissent généralement les noms étrangers tels quels, tandis que les Serbes les phonétisent systématiquement. Reconnaissez-vous les Champs-Elysées dans Šanzelize (Шанзелизе) ? Prononcez, et vous serez surpris… Les Russes aussi phonétisent. Qui ne s’est ébahi devant la pancarte ресторан (qu’on lit pecto-pah en latin) désignant un restaurant en Russie comme en Serbie ? Mais leur écriture, par ailleurs, est loin d’être phonétique. Rien que la lettre « a » peut se prononcer de plusieurs manières selon son emplacement et son accentuation. En serbo-croate, et en particulier dans la variante serbe cyrillique, il n’y a pas de dictées car il n’y a pas possibilité d’erreur orthographique. L’erreur peut dans l’audition, non dans la transcription.
Dans une vie antérieure où je faisais des études de philologie, j’aurais pu expliquer ceci en termes plus savants. Mais vous n’auriez pas mieux compris. C’est de toute façon très simple. Tellement simple qu’on a de la peine à l’admettre. Même si son nom ne dit rien aux Français, Vuk Karadžić еst sans nul doute l’un des plus grands créateurs de la culture européenne. Il était du reste reconnu et encouragé de son vivant, à Vienne et dans l’espace germanique. Il a fait table rase de tout un espace linguistique et créé une langue ad hoc, pourtant ancrée dans l’usage populaire. Il était une académie nationale à lui tout seul.
Les Allemands avaient de bonnes raisons de le soutenir. Par sa réforme si pratique, si sensée, il éloigna d’un seul coup l’écriture (et donc toute la langue) serbe de la sphère culturelle russe. Avant lui, c’était l’Eglise orthodoxe qui alphabétisait le peuple. Elle le faisait au travers d’une écriture très proche du slavon liturgique et du russe. Ce qui était compliqué, fastidieux, réservé aux clercs est soudain devenu simple, amusant, accessible. Atatürk a imité la démarche par sa révolution linguistique de 1928 en adoptant (et adaptant) l’alphabet latin. L’abandon de l’alphabet arabe totalement inadapté était une étape clef de sa modernisation.
La réforme de Vuk fut un succès total. Elle a fait entrer l’espace serbo-croate dans la civilisation la plus avancée. Mais elle a fait couler beaucoup d’encre. Les traditionalistes et les slavophiles lui ont reproché non sans raison d’avoir coupé les Serbes de leurs racines linguistiques et culturelles. La simplification orthographique a eu pour contrecoup l’obscurcissement de l’étymologie. La Serbie du XIXe siècle a oscillé entre l’alliance allemande (sous la dynastie Obrenović) et l’аlliance française (sous les Karageorges). Elle fut beaucoup moins liée à la Russie que, par exemple, la Bulgarie. La réforme linguistique de Karadžić а joué un rôle clef dans ce glissement vers l’Occident. C’est un cas spectaculaire d’interaction entre philologie et politique.
Les ex-Yougoslaves sont connus, par ailleurs, pour leur facilité d’apprentissage linguistique. Partir d’une langue à déclinaisons (sept cas) dont la structure est semblable à celle du latin, et d’une écriture totalement phonétique, constitue un excellent tremplin vers d’autres langues. Cela a un côté « logiciel système pré-installé » qui favorise la plasticité mentale. Je ne peux pas le prouver, mais je le sens très fortement dans ma propre expérience.
De l’inutilité des réformettes
Mais ce n’est pas des vertus du serbo-croate que je veux débattre ici. J’entendais seulement signaler que les questions de réforme orthographique ne m’effraient pas.
C’est le drame du français qui me préoccupe. On nous annonce une réforme qui va supprimer les accents circonflexes. C’est mesquin, c’est démagogique, c’est trop peu et c’est trop tard. Le Français est une langue dont l’évolution est très lente, étant encadrée et freinée par des institutions vénérables comme l’Académie et par l’usage séculaire d’une langue-civilisation. Vuk Karadžić avait affaire à des villages de bois et de terre cuite. Les réformateurs du français doivent affronter des cités et des forteresses de bonne pierre. Pour qu’une réforme du français réussisse, elle devrait être imposée par un pouvoir central fort, prestigieux, créatif et consensuel. Le pouvoir français actuel ne peut revendiquer aucune de ces vertus.
L’orthographe française est certes absurde et d’une complication inouïe. On est d’autant plus fier de la maîtriser. Mais ce genre d’effort « gratuit » n’est plus de mise dans le monde où nous sommes, aussi cette orthographe est devenue un boulet. Les partisans du moindre effort lui imputent le déclin de la francophonie, entre autres pour ne pas en voir les causes culturelles et géopolitiques.
S’il fallait abaisser le seuil d’accès à la « bonne » langue française, ces réformettes ne serviraient à rien. Seul le passage au principe phonétique intégral permettrait d’arriver à une réelle simplification — et d’éviter les retours en arrière. Mais cela nécessiterait une réflexion de grande ampleur, au niveau national, sur l’identité et l’âme de cette langue. Qui devrait aussi porter sur ses autres complications ineffables telles que la concordance des temps. Il se pourrait, malgré son aspect choquant, que cette opération barbare fût plus profitable que nuisible à la santé de la langue française et à son rayonnement.
Il est bien évident, vu les divisions profondes qui affectent ce pays et la méfiance confinant au mépris dont souffre son gouvernement, qu’une telle concertation n’aura pas lieu. Les réformes entraîneront des contre-réformes à l’infini. D’ores et déjà, en quelques jours, l’accent circonflexe est devenu l’emblème d’une résistance dont les sous-entendus politiques sont évidents. En soi, cet accent n’apporte pas grand-chose, n’étant le plus souvent que la douleur fantôme d’un membre amputé, le « s » devant consonne. Savoir que fantôme s’écrivait fantosm
Avant la révolution d’Octobre, l’orthographe russe mettait par défaut un « signe dur » (ъ) à la fin de chaque mot se terminant par une consonne non suivie d’un signe… mou. Le nouveau pouvoir, rationaliste, progressiste et confronté à la pénurie de papier et d’encre, a supprimé cette redondance. Du coup, l’émigration tsariste en a fait son signe de ralliement. Il en sera de même du circonflexe. Il a en soi une allure d’idéogramme ou de logo incarnant le toit, la maison, le foyer, la protection. A l’heure où l’Afrance s’efforce de remplacer la mémoire nationale par des contenus de synthèse, où elle s’est même donné une ministre de la culture fière de ne rien lire, il se trouvera des regimbards pour sortir les armes à cause de ce seul accent. L’accent circonflexe n’est peut-être pas plus utile à l’organisme français que l’appendice ou les amygdales, on le défendra plus chèrement que les poumons ou le cœur. C’est absurde, c’est touchant, c’est français et c’est humain.
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