Après la perquisition chez Edouard Philippe dans le cadre de l’enquête sur la gestion de la crise sanitaire, beaucoup ont reproché à la justice de se mêler de ce qui ne la regarde pas. Terrorisés à l’idée d’éventuelles poursuites judiciaires, nos gouvernants se réfréneraient quand il faut agir. Philippe Bilger n’entonne pas cet air connu. Et analyse cet abus de l’invocation du risque pénal.
J’ai connu un temps où on reprochait à la justice d’être une justice de classe. Puis, pour compenser, de ne plus s’en prendre qu’aux puissants et aux privilégiés. Avec, de surcroît, ces dernières années, le reproche d’une politisation hémiplégique s’attachant plus à la gauche qu’à la droite ou inversement.
Aujourd’hui, et depuis l’irruption calamiteuse de la Covid-19 dans notre espace, sans omettre les dysfonctionnements antérieurs et l’état préoccupant du monde hospitalier, la mode est de focaliser sur le risque pénal qui pèserait « immanquablement, en matière sanitaire, sur tous ceux qui pour aller plus vite ne respecteraient pas une norme écrite… »
Cette argumentation a beaucoup plu et a été développée par Edouard Philippe lors de son audition, le 21 octobre, par la mission d’information de l’Assemblée nationale sur « l’impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l’épidémie de Covid-19 »
Il serait absurde de nier la possible incidence de cette crainte pénale sur les comportements, actions et/ou abstentions des décideurs publics, sur les choix et les orientations des échelons administratifs et politiques durant cette période si singulière et dangereuse. Mais je m’étonne de l’obsession sur ce risque pénal, relative précisément à ces mois cruciaux de 2020, comme si le pouvoir et les autorités n’invoquaient ce péril que parce qu’ils avaient la pleine conscience de ce qu’on pouvait à tort ou à raison leur imputer. Le risque pénal donc, comme pour excuser par avance telle ou telle impéritie?
Ce n’est pas à dire que cette judiciarisation, dont on va relever les effets procéduraux, n’aurait pas dû attendre qu’on soit sorti de cette épouvantable nasse sanitaire mais il était impossible de brider le ressentiment citoyen qui s’est donné libre cours sans tarder.
Abruptement formulé, le risque pénal n’est pas la cause de ce que l’action et la politique ont de médiocre mais son prétexte est la conséquence, au contraire, de leur imperfection et de la conscience qu’elles en ont
Je peux également estimer pour le moins inélégantes les conditions de la perquisition au domicile de l’ancien Premier ministre à six heures du matin ordonnée par la commission d’instruction de la Cour de justice de la République : il a d’ailleurs accueilli avec beaucoup de classe cette manifestation matutinale de l’état de droit…
On sait qu’après une vaste enquête préliminaire à la demande du Parquet de Paris et la réception de ses diligences, quatre informations ont été ouvertes contre X pour abstention volontaire de combattre un sinistre, mise en danger de la vie d’autrui et homicides et blessures volontaires. 240 plaintes visent des faits qui auraient été commis au préjudice de la population en général, cinq au détriment de personnels de santé, quatre à l’encontre d’agents de la fonction publique d’État et, enfin, quatre relatives à des personnes malades ou décédées.
Le processus qui a été mis en œuvre par le procureur de Paris est cohérent et irréprochable malgré la récrimination offensante de Me Yassine Bouzrou qui juge « beaucoup trop tardive » l’ouverture de ces instructions. Cet avocat, de l’affaire Traoré à la Covid-19 en passant par les violences policières présumées avant d’être démontrées, s’est fait une spécialité de la médiatisation anti-justice en imaginant qu’elle établirait le caractère talentueux de toutes ses postures. C’est aller un peu vite en besogne!
Pour être validées, les infractions devront imputer aux autorités des actions ou des abstentions volontairement fautives, une intention coupable, la violation délibérée d’un processus qui aurait été de sauvegarde sur le plan sanitaire. Cette exigence répond déjà au reproche répété à satiété à l’encontre d’une judiciarisation qui s’immiscerait dans le domaine du champ politique et technique. Par une sorte d’usurpation.
Les domaines, en effet, restent différents qui pour le premier appréhende le rôle des politiques en en prenant acte, sans le qualifier pénalement, et, avec le second, recherche les éléments constitutifs de délits ayant pu dénaturer ce rôle en transgressions à sanctionner éventuellement.
Au-delà de cette distinction des registres, j’ai perçu le propos d’Edouard Philippe sur le risque pénal comme une sorte de validation de ce qui avait précédé la Covid-19 sur les plans administratif et politique.
Nous aurions eu des services d’État performants, une bureaucratie efficace, des décideurs sans frilosité, un monde qui n’aurait jamais été entravé et les atermoiements, voire les erreurs – pour euphémiser – depuis le mois de mars représenteraient une exception sombre dans un univers auparavant exemplaire. On voit bien comme cette image susceptible d’être tirée de l’explication de l’ancien Premier ministre est peu crédible!
Abruptement formulé, le risque pénal n’est pas la cause de ce que l’action et la politique ont de médiocre mais son prétexte est la conséquence, au contraire, de leur imperfection et de la conscience qu’elles en ont.
Tentons de raisonner dans le sens qui réduirait le risque pénal et, en définitive, laisserait aux politiques et aux services d’État le champ libre sans leur faire craindre la moindre atteinte judiciaire. Pour la gestion sanitaire comme pour la multiplicité des missions que les uns et les autres ont à assumer. On aurait ainsi une sphère du pouvoir largement entendue qui n’aurait plus le moindre stimulant, le plus petit aiguillon, plus l’ombre d’une bienfaisante épée de Damoclès pour la contraindre à faire surgir d’elle le meilleur, elle serait ainsi totalement à l’abri ! Cette situation serait d’autant plus inconcevable en cette période sans comparaison aucune, avec un président de la République dans l’immunité, un Parlement quasiment au repos, un Conseil de défense et sa discrétion régalienne mis à contribution et un gouvernement qu’on affirme sans cesse à la recherche d’une solution, mais sans qu’il l’ait trouvée apparemment!
Heureusement qu’il y a le risque pénal. Sans lui nous aurions une démocratie qui ronronnerait au ralenti, des responsables administratifs et des gouvernants qui prendraient trop leurs aises.
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