Et il arrivait parfois ce qui m’arrive ce soir : un désir de goûter la présence d’êtres humains, de les voir, de les entendre simplement, conjoint à une absence de tout désir de parler. Je viens d’arriver dans cette soirée où je ne connais presque personne. Je me sens bien, très bien, débordant de sympathie pour le phénomène humain. Mais, en raison d’un mélange de somnolence et d’une fatigue très douce, je suis pour ma part incapable de soutenir quoi que ce soit de vaguement apparenté à une figure humaine. Je n’ai plus la force de surgir sur le seuil de mon visage et d’habiter une parole. Je souhaite demeurer tapi à la lisière de l’apparaître. Ce qui arrivait ce soir m’arrivait quelquefois.[access capability= »lire_inedits »]
Mais voici qu’un ami m’arrache à ma léthargie en venant traîtreusement me saluer. Il fait quelques plaisanteries, me demande de mes nouvelles. Comment lui faire comprendre que je suis heureux de sa présence et de l’entendre parler, mais que je n’aspire pour ma part qu’à me taire ? Je bafouille quelques mots en réponse aux siens. Avec surprise, je m’aperçois que mon ami est un peu éteint, lui aussi. Peu à peu, mon attention se détourne toujours davantage du contenu de nos paroles pour se fixer avec fascination sur l’exténuation qui les guette. J’ai l’impression que nous sautons côte-à-côte sur un grand trampoline, mais que nos bonds sont à chaque réplique plus piteux, plus dénués de vitalité et d’élan. Je m’aperçois aussi que je suis en train de contaminer mon camarade par un ennui proprement irrésistible. Par amitié, il résiste le plus longtemps possible, tentant peut-être de se convaincre, comme le veut Walter Benjamin, que « l’ennui est l’oiseau de rêve qui couve l’œuf de l’expérience ».
Voyage au bout de l’ennui
Soudain, une idée très curieuse me traverse l’esprit : et si je ne faisais plus rien pour conjurer l’exténuation de notre dialogue ? Si je n’esquissais plus le moindre effort pour lutter contre l’ennui prodigieux qui se dégageait, ce soir, de chacun de mes mots ? Je venais d’inventer une sorte de trampoline inversé, de saut en bassesse. Mon ami m’annonça qu’il allait chercher un verre et s’éloigna avec un mélange de gêne et de terreur. Il n’était que la première des innombrables personnes que j’allais ce soir-là terrasser d’ennui.
Après trois autres KO, je fus pris d’une sorte d’ivresse assez déplaisante en constatant la puissance irrésistible de cette arme nouvelle. J’en usais en outre contre des gens extrêmement gentils et aimables. Mais j’en fus bientôt puni, car j’en perdis peu à peu entièrement le contrôle. Tous les pores de ma peau exsudaient désormais l’ennui, que je le veuille ou non. J’étais devenu une fontaine d’ennui bouillonnante. Même les convives qui m’apercevaient de loin et se trouvaient à l’abri de la contamination de mes paroles ne pouvaient bientôt plus supporter ma vue, se sentaient menacés par mon accablante inertie et finissaient par détourner la tête en bâillant.
J’échangeai ma dernière conversation avec un comptable. Lorsqu’il me révéla sa profession, j’eus un mouvement de recul. Je me trouvais, cette fois, en présence d’un adversaire de taille. Avec surprise, je constatai qu’il semblait avec moi dans son élément. Ce fut ma plus longue discussion de la soirée. Les longs silences entre chacune de nos répliques ne lui pesaient nullement. À chaque remarque morne et attendue que je formulais, il répondait par une observation terne et convenue. Nous étions tous les deux très bien et savourions chacun les paroles de l’autre. Durant tout cet échange, je triturais entre mes doigts un cure-dent avec une sorte de passion irrésistible, en le contemplant parfois fixement. À un moment donné, je me suis entendu poser cette question : « Et, en tant que comptable, quelle est exactement ta spécialisation ? » J’en ai conçu un léger effroi rétrospectif, qui s’est rapidement estompé.
A vrai dire, nous ne nous ennuyions pas du tout. Nous habitions l’ennui.[/access]
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