Accueil Culture Les versets balsamiques d’Abnousse Shalmani

Les versets balsamiques d’Abnousse Shalmani

Elle publie « J’ai péché, péché dans le plaisir » (Grasset, 2024)


Les versets balsamiques d’Abnousse Shalmani
L'écrivain franco-iraniennne Abnousse Shalmani, photographiée au prix de la femme d'influence 2022, Paris, 21 novembre 2022 © Lionel GUERICOLAS /MPP/SIPA

À travers le destin croisé de deux femmes d’exception, Forough Farrokhzad et Marie de Régnier, Abnousse Shalmani célèbre l’amour, la poésie, la liberté, la chair. Le féminisme comme on le rêve.


Enfin un féminisme de la féminité ! Du boudoir ! De la nudité ! Un Éternel féminisme ! Qui ose l’amour, la joie, le sexe, la résistance, l’émancipation, l’écriture – autant de termes qui, pour Abnousse Shalmani, vont de pair, son livre étant d’ailleurs construit comme un jeu de correspondances, d’échos, de désirs rimés. Monde d’hier en split-screen. Mimèsis au carré. Regards en miroir. Et qui commence par une phrase faite pour l’auteur de ces lignes :

« Seul un regard peut enhardir un timide. Celui intense de Forough enflamme instantanément le jeune homme planqué derrière la mince rangée de lecteurs. »

La littérature, palliatif au sexe proscrit

Il faut en effet avoir été timide jusqu’au trognon pour savoir ce que signifie renaître sous les yeux d’une femme au feu bienveillant[1] – et puisque ce roman parle d’introjection et que Cyrius, surnommé « la Tortue » par sa belle, est un personnage qui n’existe pas, pourquoi ne le serais-je pas ? Très plaisant de s’imaginer coach de Forough Farrokhzad, sinon son Max Brod, et qui va l’initier à la poésie érotique (et rieuse) de Pierre Louÿs et ses amours délicieusement scandaleuses avec Marie de Régnier. Mieux, qui va la nourrir d’une autre vie que la sienne, libre, orgiaque, parisienne, celle de la Belle Époque, des « Enfers » permis, des « pages de foutre » hautement recommandables – tout ce qui est prohibé à Téhéran dans les années cinquante, encore plus impensable aujourd’hui, et qui commence à l’être en Occident via le wokisme, ce fanatisme de chez nous.

A lire aussi: Génie et contradictions d’Emmanuel Todd

Deux mondes qui ne s’opposent moins qu’ils ne s’apposent. Ici, les salons proustiens, gomorrhéens, où tout semble possible autour de figures fascinantes comme Liane de Pougy « et son légendaire martinet » ; là, le mariage forcé à seize ans, le vrai patriarcat, la ceinture du père et la peine de la langue coupée. Ici, « la plume au service d’un intime et qui révèle quelque chose de la civilisation » ; là, « la confidence [qui] n’existe pas tant elle peut se retourner contre vous », l’amitié impossible. Ici, la littérature divinisée ; là, l’écriture interdite par la religion – car « ainsi naquit le shiisme, ainsi mourut l’art ». Le comble est que l’Occident a une image rêvée de l’Orient et ne voit en lui que Mille et une nuits, danse des voiles, prostitution sacrée. De son côté, Forough idéalise cette France des années vingt qui n’est pas toujours celle des Lumières. Brelan, le roman qui aurait dû être le chef-d’œuvre de Marie de Régnier a bel et bien été interdit de publication par sa propre famille avant d’être détruit. Qu’importe ! L’essentiel est de s’évader de soi, de trouver sa persona et de s’y installer.

Et Forough de se mettre à vivre à travers Pierre et Marie, de « faire l’amour en s’imaginant être eux », de sensualiser à son tour ses propres vers. « Si la poésie de Forough pue tellement la chair, c’est qu’elle est palliative au sexe proscrit » – ce qui pourrait être une définition de la littérature. Écrire, c’est-à-dire contre-proscrire.  

« Découvrir que ce qui est sorti d’elle possède une vie propre, que ses vers cicatrisent d’autres cœurs qui s’interrogent, perplexes, devant les “il ne faut pas“, “cela ne se fait pas“, que ces appels à la jouissance rebondissent sur d’autres espérances hier inconnues d’elle, la transcende. »

À condition de tout lui sacrifier – y compris la maternité.

« Écrire, c’est écrire, il n’y a pas de déjeuner, de rendez-vous, de maux de ventre qui comptent. »

Téhéran – Paris

La vraie différence entre la Française et l’Iranienne est que la première, du fait de son milieu et de son éducation, ne se dévaluera jamais à ses propres yeux alors que la seconde, élevée dans l’interdit et la soumission, portera toujours la honte en elle – quoiqu’en tirant une secrète fierté, « [tissant] le fil de son malheur pour mieux l’exalter, comme si le malheur et la sainteté se tenaient la main. » Et tel qu’elle va le filmer dans son célèbre moyen métrage, La Maison est noire (1963), documentaire sur le quotidien des lépreux où la beauté perce sous la laideur, la vie sous sa forme la plus déformée, et dont elle ramènera un garçon qui deviendra son fils adoptif, Hossein Mansouri, qui lui-même sera poète. Il est vrai qu’« Hossein la connaît comme si elle était lui. Parce qu’il a toujours été elle », les destins ayant toujours un arrière-fond de métempsychose.

A lire aussi: Serge Doubrovsky, l’écriture de la revanche

Et même s’il n’est pas facile d’être le fils de cette femme. « Il [faut] crier plus fort, jouir plus haut, vivre plus intensément » et la mère a déjà tout pris – tout joui. Et peut-être commis l’innommable avec le diable lors d’une nuit faustienne après laquelle elle « signe son entrée dans la vraie vie » et écrit son chef-d’œuvre, La servitude, aux vers sataniques s’il en est. En ce poème terrifiant que même ses amis communistes ne peuvent assumer (mais « les communistes sont impardonnables devant la poésie »), où il est quand même dit que le péché devient œuvre pie, elle marque à jamais et « au fer rouge du blasphème la culture iranienne » – et selon une poétique que n’aurait pas nié Salman Rusdhie, grand spécialiste des identités multiples, des réversibilités érogènes et des sabbats salvateurs. Bien sûr, et elle le sait, sa geste, quoique récupérée plus tard par le culturel et trahie comme telle, restera comme « un petit accroc dans la longue histoire de la mentalité de merde. » Il n’empêche que « ce qui est écrit arrive », comme le dit ce mot prodigieux de Colette. Du moins, on peut l’espérer.

Et en ces temps anti-sadiens où ayatollahs et néoféministes sèment la terreur jusque sous nos draps, comme le dirait Noémie Halioua[2], on ne peut que poser un genou à terre devant ces femmes admirables et vénérer ce Péché, livre majeur, vénéneux, salubre, plein de cet « humanisme sans morale » propre à cette femme miraculeuse qu’est Abnousse Shalmani, et qui agit comme un baume.

Abnousse Shalmani, J’ai péché, péché dans le plaisir, Grasset.

J'ai péché, péché dans le plaisir

Price: 19,50 €

10 used & new available from 14,60 €


[1] Voir mon Aurora Cornu, Éditions Unicité, 2022 etc.

[2] Noémie Halioua, La Terreur jusque sous nos draps – Sauver l’Amour des nouvelles morales Plon 2023.



Vous venez de lire un article en accès libre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

Article précédent 300 Africains renvoyés de Mayotte vers la métropole
Article suivant Macron ou le Guide du broutard
Pierre Cormary est blogueur (Soleil et croix), éditorialiste et auteur d'un premier livre, Aurora Cornu (éditions Unicité 2022).

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Pour laisser un commentaire sur un article, nous vous invitons à créer un compte Disqus ci-dessous (bouton S'identifier) ou à vous connecter avec votre compte existant.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération