Dans son nouveau roman, Cabane, le prix de Flore 2021 brosse le portrait de quatre universitaires des années 1970 qui, grâce à l’informatique naissante, parviennent à mesurer les dangers écologiques de la croissance, et alertent sur la catastrophe à venir. Un récit passionnant et troublant, dont même les lecteurs climato-sceptiques ne sortiront pas indemnes.
Causeur. On vous a quitté avec Le Voyant d’Étampes, roman que l’on peut qualifier d’anti-woke, et on vous retrouve touché par la grâce écologiste. Ça y est, vous êtes enfin dans le camp du bien ?
Abel Quentin. Lorsque vous tentez de décrire le monde qui vous entoure, vous vous fichez de savoir dans quel camp cela vous place, à droite ou à gauche, ici ou là. Je ne changerais pas une ligne au Voyant d’Étampes, dans lequel je dénonçais l’obsession de la race, qui revient parfois dans les wagons de l’antiracisme.
En tout cas, dans Cabane, nous n’avez plus rien à reprocher à la gauche. Bien au contraire, vous vous montrez plein de tendresse envers elle, même avec les écologistes les radicaux.
Pour citer Julio Iglesias : « Non, je n’ai pas changé. » Comme dans Le Voyant d’Étampes, il est question dans Cabane d’une parole empêchée, d’individus marginalisés, rejetés par la foule. Dans le Voyant, je racontais le silence imposé par la gauche à un homme qui est pris dans une cabale, et se retrouve cloué au pilori par les cyber-meutes wokes, sans pouvoir se défendre. Dans Cabane, je raconte le long désert des premiers contempteurs de la croissance, attaqués, caricaturés ou ignorés par leurs contemporains. Le récit s’inspire du rapport Meadows commandé par le club de Rome. Il se déroule en partie dans les années 1970, quand une poignée de savants alertaient déjà sur la menace environnementale. L’un des personnages est un universitaire américain qui tente de prévenir les journalistes et les politiques du drame planétaire qui se prépare. Sauf que personne n’a envie de l’écouter vraiment.
Ce livre parle-t-il aussi de votre propre prise de conscience écologique ?
Disons, de façon plus générale, de mon aversion pour le dogmatisme, et de la cécité qu’il entraîne mécaniquement. La cécité, volontaire ou non, est un thème riche, omniprésent. Prenez l’énorme vague d’antisémitisme depuis un an en France, par exemple. Je trouve insupportables les Insoumis qui osent parler d’antisémitisme « résiduel ». Il faut dire que les faits ne sont pas très compatibles avec leur doctrine… Idem pour la question écologique. Nos sociétés productivistes et consuméristes supportent mal un constat scientifique qui ébranle leurs fondements.
En lisant certaines pages de votre livre, on se demande parfois si vous n’êtes pas vous-même un climato-sceptique repenti…
Je n’ai jamais été climato-sceptique, mais il est vrai que j’ai longtemps cultivé, par paresse, une certaine indifférence bienveillante envers l’écologie. C’est en lisant le rapport Meadows, « Les limites de la croissance », dans sa version originale de 1972, que j’ai ouvert les yeux. J’ai été captivé par l’approche globale des auteurs. Leur étude s’appuie sur des équations très sophistiquées qui leur permettent de modéliser le « système monde » et de simuler avec beaucoup de précision les effets de l’activité humaine sur l’environnement à moyen et long terme. D’où il ressort que nous courons à la catastrophe. Ce document, avec son approche dépassionnée, scientifique, m’a ébranlé, plus que ne l’auraient fait dix-huit pétitions pour sauver la forêt amazonienne.
Comment avez-vous eu l’idée de lire ce rapport oublié ?
Un ami me l’a prêté, il y a trois ans. Un peu plus tard, j’en ai parlé avec un type qui avait étudié à Sciences-Po au début des années 1970. Il m’a expliqué qu’à l’époque, dans sa promo, tout le monde avait lu le rapport Meadows… Et puis, le choc pétrolier est survenu. Du jour au lendemain, ralentir la croissance est devenu plus inaudible que jamais : il fallait renouer avec elle, à tout prix. Quand les choses nous sont retirées, on a moins envie de questionner leur bien-fondé.
Le rapport Meadows n’est-il pas aussi passé de mode, du fait qu’il n’envisage pas le réchauffement climatique ?
Vous avez raison, il a fallu attendre la fin des années 1970 pour que le réchauffement planétaire fasse l’objet d’un consensus scientifique. Depuis, le phénomène a été pris en compte dans les éditions réactualisées du rapport, dont les perspectives pessimistes sont hélas corroborées par les faits.
Depuis le début de cet échange, on parle beaucoup de prospective, de projections théoriques, de ressources qui viendront à manquer, mais il serait dommage de ne pas préciser que votre roman donne surtout matière, à travers ses personnages attachants et ses descriptions pleines de justesse, à une profonde réflexion anthropologique sur le consumérisme qui, selon vous, nous mène à notre perte.
Il y a deux étages de réflexion : celui des Meadows, qui conduit à condamner un mode de vie qui nierait les limites physiques de la planète. Et celui de l’écologie profonde, des penseurs technocritiques, qui disent que notre système est mauvais pour l’homme, quel que soit son impact sur la nature. Mon roman est nourri de ces deux visions.
N’y a-t-il pas en somme une différence entre une écologie de droite, inquiète de la chute du monde vivable ; et une écologie de gauche, révoltée par l’invivabilité du monde ?
L’écologie de droite reste quand même négligeable, non ? Ce qui est d’ailleurs paradoxal, car les conservateurs et les réactionnaires sont en boucle sur le déclin civilisationnel – donc, le temps long. Ils devraient, a fortiori, être les premiers concernés par la perspective d’un effondrement. Mais les nouveaux réactionnaires adorent la modernité technique, sans aucun recul. Regardez l’extrême droite française : Bardella qui cartonne sur TikTok et Zemmour qui a fait le premier clip électoral français généré par l’IA !
Il existe bel et bien des écologistes de droite. Les plus brillants s’exprimaient dans la défunte revue Limites.
Vu l’urgence du péril, ils devraient s’allier avec les écologistes de gauche. Remarquez, le scénario inverse pourrait bien tout aussi bien se produire un jour. Dans son nouveau roman, Le Déluge, qui vient de sortir en France, Stephen Markley raconte l’histoire d’une sorte de Greta Thunberg américaine, toutefois dotée d’un sens stratégique beaucoup plus développé que l’originale, qui décide de passer une alliance avec le Parti républicain. Résultat, elle finit par soutenir une candidate climato-anxieuse et ultra-conservatrice à la Maison-Blanche.
La vraie Greta Thunberg, elle, ne ferait pas une chose pareille. Elle est incapable d’un tel péché. Cela briserait son statut d’icône, de nouvelle madone. N’y a-t-il pas aussi beaucoup de postures dans l’écologie ? L’apocalypse aide à se créer un personnage.
L’urgence nous interdit de pinailler. Vous ne pouvez pas dire : je ne prendrai au sérieux la crise climatique qu’à condition que ceux qui l’incarnent ne m’agacent pas, soient sympathiques, etc. Évidemment, je suis moi aussi plus sensible à Jacques Ellul qu’à une adolescente de 15 ans. Mais elle a interpellé des millions de gens sur ce qui sera la grande bataille de notre temps.
Si vous le dites… Dans votre livre, vous citez non seulement Jacques Ellul comme précurseur de l’écologie, mais aussi Georges Bernanos. C’est votre côté réac ?
J’admire Bernanos : son œuvre, son intégrité, sa lucidité. Alors que la facilité aurait voulu qu’en disciple de Charles Maurras, il reste muet devant les exactions commises par les franquistes à Majorque où il résidait pendant la guerre d’Espagne, il a condamné ces crimes, et perdu au passage beaucoup d’amis. Et puis, après-guerre, il écrit La France contre les robots, dans lequel il dit plus ou moins qu’une usine Ford est aussi déshumanisante qu’un camp de concentration ! Jacques Ellul, je l’ai découvert plus tard. Il a mis à jour la tyrannie du « système technicien ». Il ne voulait pas revenir au Moyen Âge : seulement, il montre l’emprise insidieuse et universelle de la technique, qui échappe à notre pouvoir de décision, le limite, et crée des solutions aux problèmes qu’elle a elle-même causés. C’est d’une actualité extraordinaire.
Certains écolos actuels ne se contentent pas de critiquer la modernité. Ils divinisent la nature et diabolisent l’humanité.
Je reste pour ma part à la porte d’une écologie qui ne serait plus anthropocentrée du tout. Cela dit, cette écologie met le doigt sur notre déracinement. On le voit en littérature. Quand on lit Giono, on a le sentiment d’un homme qui vit au milieu de la nature, en familier. Cette familiarité a disparu avec sa génération qui a soldé la fin du monde paysan. Je pense aussi à Henry David Thoreau, par exemple, qui montre comment, dès qu’on ralentit, on devient plus attentif. Il y a un texte où, devant sa cabane, il contemple un affrontement de fourmis. Pour lui, c’est presque une bataille napoléonienne qui se joue sous ses yeux. Ce spectacle le rend plus joyeux, plus apaisé.
Avez-vous retrouvé le lien avec la nature en vous installant à Étampes ?
D’abord, Étampes est une ville. Ensuite, ce lien, je ne l’ai pas du tout retrouvé, car je ne l’ai jamais connu. Au fond, je suis étranger à la nature, comme la majorité d’entre nous.
Dans votre livre, vous évoquez une photo du désert, et vous dites que, quand vous la regardez, vous vous attendez à ce que le logo du parfum Shalimar apparaisse dans un coin.
Ellul a des pages très frappantes à ce sujet. Il dit que la nature est devenue un ensemble de signes remis en circulation. Elle nous est étrangère. Ellul écrivait avant internet. Aujourd’hui, on pourrait ajouter qu’elle est devenue une succession de spots « instagrammables ».
Ne trouvez-vous pas étonnant que si peu d’écologistes aient le souci de la beauté de la nature ?
Ce n’est pas tout à fait vrai. Par exemple, Arne Næss, le fondateur norvégien de l’« écologie profonde », aimait profondément la montagne, au pied de laquelle il vivait. Dans son livre Vers l’écologie profonde, il parle avec amour de l’escalade qu’il pratique tous les jours, des gentianes. Peut-être reprochez-vous aux militants écologistes actuels de ne pas parler assez de la beauté. Seulement, à résumer l’écologie à la défense de la beauté, on perd de vue l’urgence vitale, le tableau d’ensemble, et les dégradations non visibles : par exemple, celles qui affectent les sous-sols et les océans.
La beauté de la nature n’est pas seulement une affaire d’esthétique ! Pour l’instant, les Verts nous ont surtout fait prendre du retard avec l’affaire stupide du nucléaire, et font campagne sur des thèmes qui n’ont strictement rien à voir avec la planète, comme la théorie du genre ou l’islamophobie.
Mon livre n’est pas une défense de l’écologie politique, à laquelle on peut reprocher bien des choses, je vous l’accorde. Notamment cette vieille maladie du gauchisme : sa prétention à la pureté. En me documentant pour mon roman, j’ai épluché des exemplaires de La Décroissance, un mensuel écolo radical. Ses contributeurs passent leur temps à dégommer Jean-Marc Jancovici, l’inventeur du bilan carbone, pourtant d’accord à 90 % avec eux. Au lieu de se dire qu’une telle personnalité est utile, qu’elle peut leur permettre de toucher de nouveaux publics, ils préfèrent lui taper dessus, parce qu’il est pronucléaire et qu’il dirige une entreprise.
Vous parlez d’un média underground, dont l’intransigeance est le fonds de commerce. Mais que dire du sectarisme du vaste parti Vert, et de figures célèbres comme Sandrine Rousseau ?
Je suis parfaitement d’accord avec la moitié de ce que dit Sandrine Rousseau, et pas du tout avec l’autre moitié. Elle nivelle tout, en accordant le même niveau d’importance à la fin du fossile et aux toilettes mixtes, à la décarbonation et à la déconstruction. Elle fait figure d’épouvantail électoral, alors que l’enjeu commande de parler à tout le monde : pas seulement à trois pelés et trois tondus à Montreuil ou dans le 4e arrondissement de Paris. Mais aussi aux gens modestes qui ont été éjectés des centres-villes par les prix indécents de l’immobilier, et sont contraints à prendre la voiture tout le temps.
On dirait que cette question écologique recouvre une angoisse existentielle pour vous. Cela se ressent-il dans votre vie quotidienne ?
J’ai corrigé certains aspects de ma vie quotidienne, certains superficiellement, d’autres en profondeur. Mais, bien évidemment, je suis à mille lieues de la sobriété. Mes personnages le constatent, dans Cabane : notre modernité fluide, rapide, consumériste est une drogue dure, on ne s’en sèvre pas facilement. En ce sens, je me sens encore proche du personnage de Quérillot, l’ingénieur français, incapable de cohérence individuelle.
Pourquoi si peu d’entre nous sont-ils cohérents ? Sommes-nous fous ?
Oui, nous sommes fous. Nous nous comportons comme tels, en tous cas. Notre folie, ce n’est pas celle de Vol au-dessus d’un nid de coucou, nous n’avons pas un entonnoir sur la tête, mais c’est tout comme. C’est celle de gens qui continuent à penser, très sérieusement, qu’on peut croître indéfiniment dans un monde fini.
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