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Abécédaire de la laideur contemporaine (P-Z)

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Abécédaire de la laideur contemporaine (P-Z)
Zones commerciales / D.R.

De A comme antennes-relais à Z comme zone industrielle, il est possible de faire entrer dans un abécédaire toutes ces verrues qui défigurent notre quotidien. La mocheté est partout, de la ville à la campagne.


Relire la première partie

Plateformes logistiques géantes : C’est la dernière contribution du capitalisme marchand mondialisé et de la grande distribution à l’artificialisation des sols et à la destruction des paysages péri-métropolitains de notre pays. Ces bases logistiques sont de gigantesques entrepôts de tôle et de poutrelles métalliques, souvent de vives couleurs, étalés sur plusieurs hectares (voire quelques dizaines), desservis quotidiennement par une noria de camions et de camionnettes, où sont entreposées des marchandises destinées au détail ou au demi-gros. Au pays de la désindustrialisation, ces nouvelles concentrations ouvrières, dont Amazon est le modèle, s’adonnent au seul commerce.

Plateformes logistiques géantes / © Thomas Samson / AFP / D.R.

Quartiers : Euphémisation française dont le signifiant du pluriel ne correspond pas à la définition donnée par le dictionnaire du mot au singulier. « Les quartiers » sont synonymes de cités-ghettos d’immigration récente. On adjoint parfois à ce terme le qualificatif de « populaires ». Dans la novlangue courante et dans la bouche de leurs habitants, les« quartiers » ont pris la place de la cité. Celle-ci renvoyait aux cités HLM, ces immeubles à loyers modérés en béton construits en France de 1955 à 1975. En périphérie des villes, ces quartiers dédiés à l’habitat, et donc sans activités, s’ouvraient sur les champs, parsemés d’arbres et de buissons selon les prescriptions retravaillées de Le Corbusier. Bien que souvent repeints et réhabilités, ces immeubles de béton gris ou beige qui ont mal vieilli font partie du « malaise des banlieues ».

Rocades et ronds-points : Ces deux vaches à lait de la commande publique ont permis à la France de forger des géants mondiaux du BTP ! Avec près de 100 000 ronds-points giratoires, la France détient plus de la moitié du parc européen. La folie rocadière française est directement liée aux bétonneurs. Sous couvert de sécurité routière ou de désengorgement des centres-villes, la France s’est dotée, à l’américaine, d’autoroutes péri-urbaines : 160 km pour la Francilienne, 76 km pour l’A86, 57 km pour la rocade nantaise, 45 pour celle de Bordeaux, etc. Le moindre bourg veut sa rocade défigurante ! Cette folie bâtisseuse a ses logiques industrielles, politiques et affairistes. Les Gilets jaunes ne se sont pas trompés en investissant les ronds-points, vilains symptômes de notre société clivée !

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Sorties de villes : La prise de conscience de la « France moche » dans des magazines aussi différents que Télérama ou Le Point est passée par ce segment mal connu de notre territoire. Pour les Français qui sortent ou rentrent dans les métropoles, le passage par les sorties de ville est une épreuve renouvelée, sauf quand les édiles tentent de bâtir des coulées vertes (de type néostalinien à Dijon, de type nature et vigne à Bordeaux vers le CHU, etc.) pour éviter la traversée de zones commerciales et d’activités à n’en plus finir. Quand l’autoroute va jusqu’au périphérique comme à Paris, les dégâts sont limités et les réalités cachées, mais ailleurs, le blues s’installe très vite devant tant de laideurs. La villégiature, les jardins ouvriers, les promenades péri-urbaines et ceintures maraîchères étaient la fierté des villes ouvrant sur la campagne. Tout cela a été arasé et recouvert. La thérapie sera longue.

Tags et tatouages : Les tags sont partout sur les murs, les boutiques, les immeubles, les trains… Poste avancé de l’hyper-individualisme contemporain, le tag est un moyen narcissique et présomptueux de marquer le monde de sa trace. Érigé en street art par les modernes, il n’en défigure pas moins villes et banlieues. Il y en a tant que nous ne les voyons plus. Certains taggers prennent de grands risques pour que leur signature se voie de loin, rendant l’effacement périlleux. Rien de tel pour les tatouages. Ignorant qu’il est un être unique, comme l’enseigne le Dieu des juifs et des chrétiens, notre contemporain recherche cette unicité : le tatouage ou la scarification sont ses armes. Marqueur charnel des corps sans âme, le tatouage s’expose à nos regards, même quand nous nous en passerions.

Tags / Alexander Klein / AFP / D.R.

Urbanisme hidalgien : Faut-il insister, au risque de fatiguer les « provinciaux » ? Paris est engagée depuis dix ans dans une triste mue. Les urbanistes sélectionnés par la municipalité transforment espaces et mobiliers urbains, étendant leur halo de mauvais goût modernisant et pompier. Les improbables forêts vertes du périphérique et des grandes avenues ne verront pas le jour. Mais les bancs de bois (de récup) désarticulés de la République, les vilains kiosques chargés d’accompagner (ou d’accélérer ?) la mort de la presse papier et les divers blocs déposés place du Panthéon existent bel et bien !

Végétalisation : La marotte de nos aménageurs inverse la proposition d’Alphonse Allais, « construire les villes à la campagne ». Écologistes, climato-stressés, bobos et urbanistes redoublent d’idées pour verdir la ville. Partout, des maisons sont englouties sous des touffes d’herbes ou de végétaux inconnus à tous les étages. Des murs végétalisés couvrent des façades, quitte à ignorer l’harmonie architecturale. L’hiver, par grand froid, ou l’été, par sécheresse, le spectacle n’est pas toujours très joli… L’interdiction des désherbants et la raréfaction du nettoyage urbain ont amorcé de leur côté une végétalisation sauvage des trottoirs et de petites rues. Fait étrange, nos néo-jardiniers écolos ne plantent pas d’arbres ni de végétaux du cru ! Même dans le Nord, le dress code est au palmier nain et à l’olivier !

Végétalisation / D.R

W.-C. portables, chimiques et toilettes sèches : On s’étendra peu sur ces nouveaux objets de la modernité, sources d’un juteux commerce. Leur laideur, leur mauvaise odeur et leur impudeur participent à l’édification d’un monde techniciste, moche et prétentieux. Pisser propre, c’est compliqué : nos ancêtres auraient bien ri devant tant de complications.

X-Box, B-Box et autres box : Parmi les peines qui accablent notre monde, la multiplication des boîtes. Il y a les grosses, des Algeco aux containers, si nombreuses qu’elles reconfigurent des paysages industriels ou portuaires, omniprésentes sur nos routes et nos chantiers. Et il y a les petites : nos box individuelles à domicile, blanches ou noires, vilains petits objets électroniques reliés au secteur ou connectées à la télévision ou à l’ordinateur, elles participent avec d’autres à l’ameublement contraint de nos intérieurs.

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Yachts et ports de plaisance : Avec plus d’un million de bateaux de plaisance – yacht dès sept mètres –, dont 200 000 amarrés dans 473 ports de plaisance maritimes, la France est le paradis du nautisme ! Cette industrie se frotte les mains, mais le trompe-l’œil est réel : utilisés deux ou trois jours par an en moyenne, 90 % des bateaux ancrés au port sortent moins d’un jour par an. Placement financier, signe extérieur de richesse, miroir aux alouettes, le bateau de plaisance incite nos ports à la course au gigantisme ! Extension et multiplication des ports, des quais flottants et des passerelles, des digues et des brise-lames en béton ou en roches, le yachting enlaidit nos littoraux avec ses parkings à bateaux si peu pittoresques !

Zones commerciales : Tout a commencé là ! Le premier supermarché de France, né en 1960 (Carrefour), nous a jetés dans le modernisme et l’hyperconsumérisme. Champion du monde du nombre de supérettes, super et hypermarchés par habitant (plus de 10 000 supermarchés), la France est ceinturée par ces zones : on y pratique 70 % des achats, contre 30 % en centre-ville ! L’effet laideur est double. Au saccage des sorties de ville et des campagnes péri-urbaines bétonnées, couvertes de parking et d’infrastructures dédiées à la voiture, se surajoute l’abandon des centres-villes, aux milliers de commerces et de cafés disparus ! Cette double peine est (aussi) le prix payé à la corruption.

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Septembre 2022 - Causeur #104

Article extrait du Magazine Causeur




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Pierre Vermeren est historien et professeur des universités ; il est l’auteur de La France qui déclasse : de la désindustrialisation à la crise sanitaire (« Texto », Tallandier, 2020) et L’Impasse de la métropolisation (« Le Débat », Gallimard, 2021).

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