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Abécédaire de la laideur contemporaine (A-O)

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Abécédaire de la laideur contemporaine (A-O)
Le parc éolien et solaire du village d'Avignon-Lauragais, près de Toulouse, 2013 / © Remy Gabalda / AFP

De A comme antenne-relais à Z comme zone industrielle, il est possible de faire entrer dans un abécédaire toutes ces verrues qui défigurent notre quotidien. La mocheté est partout, de la ville à la campagne.


Parcourir les routes de France, comme quelques millions d’entre nous l’ont fait cet été, c’est désormais s’exposer à la laideur ordinaire. Celle des périphéries des villes, des autoroutes et de leurs équipements, des cités commerciales et artisanales géantes qui ennoient les agglomérations de toutes tailles, et puis celle de cette triste et banale architecture qui n’en est pas une, qui pose sur les sols de nos régions ces vilains petits pavillons préfabriqués, identiques du nord au sud, avec leur plan carré, leur fausse tour carrée et leurs tristes huisseries chinoises ou turques, on ne sait plus. Tant de maires se sont distingués en donnant des permis de construire débilitants que l’on pourrait dire, à l’instar de Voltaire des ecclésiastiques, qu’il faut « pendre le dernier urbaniste avec les tripes du dernier paysagiste » !

« Le droit à la laideur pour tous » est certainement une contribution majeure de la Ve République à la vie des classes populaires, avec une mention spéciale pour la dénaturation et la destruction de l’harmonie architecturale des provinces et de leurs campagnes, désormais constellées d’équipements plus laids les uns que les autres.

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Une mention spéciale est à attribuer à la Bretagne, région autrefois belle à couper le souffle, désormais envahie par un urbanisme et un activisme économique terrifiants – soutenus à droite comme à gauche – qui, en de nombreux secteurs, rend le saccage irréversible : dans la banlieue des deux métropoles, le long des rocades et du chapelet de villes moyennes intérieures et côtières (même la belle Saint-Malo est entourée d’une gangue urbaine devenue terrifiante), sur le littoral, en passe d’être asphyxié, en maints endroits, par des maires qui mettent les bouchées doubles pour combler les « dents creuses » avant l’entrée en vigueur de la loi interdisant l’artificialisation des sols. On trouvera dans cet abécédaire un échantillon qu’il faudra éprouver et nourrir par des visites de terrain. Bons week-ends d’automne !


Antennes-relais : Omniprésentes dans les villes – où leur nombre a crû au rythme de la téléphonie mobile –, sur les points hauts et les toits d’immeubles, auxquels elles ajoutent une touche de laideur, les antennes-relais se composent d’un bloc métallique compact et touffu, sans la légèreté aérienne des antennes TV de jadis. Parfois, ces antennes prennent les atours d’un haut palmier ou d’un arbre métallique qui se camoufle dans la végétation malgré sa raideur.

Antennes-relais / D.R.

Béton et bétonisation : Le xxe siècle a érigé le béton en maître du monde ! Finis la pierre et l’artisan, bonjour l’industrie lourde, la bétonneuse, le cube, la dalle, la façade nue, la masse, le gris et l’identique : quoi de plus similaire à un immeuble de béton qu’un autre ? Partout présent dans la construction depuis la fin des années cinquante, le béton a tué la pierre, pas tout à fait la brique, et son règne dans le BTP est total (ouvrages d’art, immeubles, tours). Ce matériau a permis à la grande industrie d’en finir avec l’artisanat. À l’heure de l’écologie, du localisme et de la diversité, une (petite) alternative est-elle envisageable ?

Corbusier (Le) : Puisant son imagination dans les expériences industrielles, totalitaires et coloniales du premier xxe siècle, l’architecte suisse a lancé une révolution conceptuelle, esthétique et architecturale. Rejetant les traditions, les méthodes et les matériaux dominants depuis Rome – et la floraison artistique qu’ils ont permise –, Le Corbusier a conçu le « modernisme » pour tous. Donnant la priorité au cube, au béton, au toit-terrasse et au confort intérieur, il a liquidé la construction traditionnelle reléguée à la rénovation de l’ancien. Plus de sculpture ni de courbe, plus d’art en architecture, mais le règne de la ligne et de l’angle droit pour loger les masses à bas coût. En lui, Berlin a tué Rome, le capitalisme industriel les Beaux-Arts, le béton la pierre, et le petit-bourgeois la beauté.

Le Corbusier / D.R.

Drapé métallique pare-soleil : Ce nom barbare cache l’enfant illégitime du modernisme et de l’écologisme. Parmi les milliers de normes de construction qui étranglent l’architecture, le pare-soleil sur façade fait baisser la température des bâtiments que la construction rapide expose aux fortes chaleurs. Il en est de deux sortes : le brise-soleil en lames orientables en bois ou la cage de fer percée sur façade. Le but est de créer un vide entre la plaque et le mur en laissant passer un peu de lumière. Forcés de répondre à ces contraintes à vil prix, les constructeurs de logements sociaux ceinturent leurs immeubles de ces cages qui rendent la ville un peu plus triste, un peu plus moche, et la pauvreté visible de plus loin.

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Éoliennes : Un réacteur de centrale nucléaire produit autant d’électricité que 10 000 éoliennes dont la durée de vie est de vingt ans. Comme le réacteur vit soixante ans, il faudrait construire 30 000 éoliennes par réacteur pour compenser la dénucléarisation. La France possède 56 réacteurs nucléaires, soit l’équivalent de 560 000 éoliennes (et 1,6 million en soixante ans). Ce travail de Sisyphe qui engraisse le capitalisme chinois a des adeptes, dont nos hauts dirigeants ! Tout a été dit et écrit sur les pollutions visuelle, paysagère, chimique, bétonnière et auditive créées par le nouvel intrus de nos campagnes. Mais loin de ralentir sa marche, cette niche industrielle se lance désormais à la conquête de nos littoraux, côté mer.

Fluo : Les couleurs fluo attirent l’œil, car elles renvoient plus de lumière qu’elles n’en reçoivent. La fluorescence, à l’état naturel, s’observe dans certains planctons, insectes ou minéraux. L’industrie en a conçu des usages pratiques et l’abus de couleurs vives est parfois devenu une marque de distinction, voire de reconnaissance. Elles ont intégré la panoplie des enseignes criardes des centres commerciaux des banlieues. Elles scintillent sur les cuisses, les bras et les têtes de nos retraités bigarrés montés sur leur vélo de titane, au risque du ridicule. Elles scintillent enfin sur des petites maisons bon marché – logements très sociaux –, dont l’abus de couleurs vives vise à rendre la pauvreté plus festive.
Gabion : Cette trouvaille de l’industrie du bâtiment est déjà partout. Il s’agit de cages de fer (ou de ferrailles grillagées) ceinturant un tas de pierres non montées. Elles servent de mur ou de butoir, de pare-attentat ou de bloc anti-voiture, parfois de mur d’enceinte. Elles ont la forme de cubes ou de murets plus ou moins longs. Degré zéro de la construction, le gabion permet de se passer de l’humain et du travail lent, soigné et ingénieux du maçon. Pour les collectivités locales, c’est le top du top : rapidité, coût marginal et modèle unique !

Gabion / D.R.

Hangars de tôle : Nec plus ultra de la construction moderne, le hangar en tôle sur charpente métallique et dalle de béton a conquis nos territoires : banlieues, zones commerciales, supermarchés, entreprises, fermes, usines, plateformes, terrains de sport, étables géantes… Ce combiné pratico-pratique venu d’Amérique s’est répandu comme une traînée de poudre. Des millions d’unités ceinturent villes, bourgs et villages, et aiguisent la voracité des plateformes logistiques du e-commerce ! Un bon terrassier et un charpentier métallique montent un hangar en quelques semaines. Ce modernisme du pauvre, version libérale, ignore l’esthétique malgré quelques progrès. Les maires l’adorent.

Hangars de tôle / D.R

Isolation extérieure des bâtiments et maisons : Parmi ses dispositions, la loi climat et résilience (août 2021) dispose que tout propriétaire vendant un bien ancien (il reste en France 8 millions de logements antérieurs à 1950, donc en pierre, brique ou torchis) doit réviser son isolation thermique. L’isolation par l’extérieur est recommandée ou imposée. Au mépris de l’esthétique de leurs paysages déjà mal en point, les Français doivent couvrir leur maison de revêtements isolants (sinon, 2 millions de maisons devenues invendables sont menacées). Or la France a déjà abattu la moitié de son parc depuis la guerre et les trois quarts de nos biens ont moins de soixante ans : pourquoi éradiquer les dernières traces des villes et villages qui ont fait la France ? À quand le matelassage du château de Versailles ?

Jelbab : L’extension du domaine de la laideur ne se limite pas au bâti. Il concerne aussi les humains. La gamme est vaste qui va des tenues saugrenues aux tatouages les plus pénibles. Mais le jelbab apporte sa pierre à l’édifice ! Passons sur le recours à un terme arabe ancien, imposé par les islamistes pour faire oublier la djellaba (même mot), peut-être jugée trop populaire. Si ce drapé de tissu large et couvrant, doté d’une capuche, porté en manteau, participe à l’enlaidissement général, c’est qu’il cache « la seule chose qui tourne sur terre, c’est leurs robes légères » (Souchon) : en cachant des femmes, le jelbab enlaidit le monde.

« Kiffe ta race » : Parce que l’enlaidissement est tout autant langagier, cette horrible expression – déjà passée de mode – est un creuset de la déculturation de notre société. Elle remplace le beau mot d’« amour », synthèse de notre culture chrétienne, courtoise et romantique, par un mot-valise sans nuance, sans sensibilité ni délicatesse. À quoi s’ajoute la réhabilitation du mot « race » qu’Hitler avait déconsidéré à jamais pour ses connotations racialistes, tribales et archaïques. Ces deux mots restaurent l’instinct et la tribu.

« Libérer du foncier » : Obsession des gouvernements libéraux ou socialistes depuis des décennies, cette injonction de l’industrie du bâtiment est à l’origine de l’enlaidissement brutal de nos villes et des abords d’agglomération depuis les années 1980. Quand nous étions dirigés par des princes, puis par des républicains cultivés, notre urbanisme s’exprimait aussi à travers parcs et jardins à la française. Maintenant que nous sommes dirigés par des boutiquiers, l’obsession est de combler les « dents creuses », de raser des quartiers et de lotir la campagne pour bétonner, densifier et peupler à tout prix, quitte à construire deux fois plus vite que la croissance démographique !

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Mitage péri-urbain : Le domaine bâti et macadamisé est passé depuis 1980 de 2 à 6 % du territoire national. La France a dénaturé l’équivalent d’un département par décennie, ce à quoi la loi climat veut mettre fin. Les lois de décentralisation ont permis d’agrandir comme jamais le périmètre des villes et villages, multiplié parfois par 10 ou 20, voire plus, du fait de la pavillonisation générale (8 millions d’unités) et de la création d’immenses zones d’activités avec leurs infrastructures. On a vidé les villes pour les étaler, débouchant sur le mitage des campagnes péri-urbaines, dévorées comme un tissu par des mites, jusqu’à ce que s’enfuient les derniers agriculteurs, le prix de leurs terres en poche.

Nuisances visuelles : Cet abécédaire en regorge : éoliennes, tags, abus du fluo, pavillonisation péri-urbaine, etc. Ajoutons le foisonnement des panneaux publicitaires, nuisances offertes aux entrées de villes. Mais aussi les stations d’essence et leurs galeries marchandes, dont les fast-foods multicolores aux hauts poteaux publicitaires importés des banlieues américaines ! Ou la multiplication des zones commerciales qui explosent le long des rocades et des voies rapides : j’en ai compté 60 entre Saint-Brieuc et Bordeaux en 560 kilomètres, dont de nombreux et magnifiques étalages de camions, machines agricoles ou engins de chantiers aux couleurs criardes. L’agression visuelle paye !

Oxydation, infiltrations et salissures des murs : Le minimalisme imposé par le modernisme architectural a sacrifié les extérieurs au profit du (prétendu) confort intérieur des appartements. Le cube parfait est apparu comme l’optimum, sans dérogation possible. Le cube a supprimé les toitures, par suite les avant-toits, jusqu’aux « gouttes d’eau », cette moulure de façade qui bloque le ruissellement. De ce fait, les murs extérieurs clairs se sont couverts de longues traînées grises ou noires depuis le haut, ou depuis le bas. S’ajoute parfois à cela la carbonisation des bétons mal faits. Vite fait, mal fait : nos immeubles sociaux de vilaine facture se couvrent en quelques années de ces nouveaux stigmates.

La suite demain.

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Septembre 2022 - Causeur #104

Article extrait du Magazine Causeur




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Pierre Vermeren est historien et professeur des universités ; il est l’auteur de La France qui déclasse : de la désindustrialisation à la crise sanitaire (« Texto », Tallandier, 2020) et L’Impasse de la métropolisation (« Le Débat », Gallimard, 2021).

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