« Si j’avais des enfants, je n’aimerais pas qu’on leur prodigue des cours de « genre » dans les écoles.1 » L’heure doit être grave pour que Marcela Iacub, qui confesse rêver de jouissances sexuelles sans entraves et de grossesses programmées par ordinateur, s’en prenne si violemment aux « chantiers ABCD de l’égalité ». De fait, si l’on en croit ses détracteurs, qui sont généralement un brin plus conservateurs que Iacub, ce dispositif mis sur pied par Vincent Peillon et Najat Vallaud-Belkacem pour « lutter contre les stéréotypes sexués » dès l’école primaire organise l’ «endoctrinement des enfants ».
On se calme et on boit frais rue de Grenelle. Ancienne footballeuse professionnelle, Nicole Abar, conceptrice de ce projet-pilote expérimenté dans 275 écoles qui vise à « donner les mêmes chances à chacun et à chacune », explique doctement que les inégalités professionnelles entre hommes et femmes se perpétuent car elles sont profondément ancrées dans nos consciences2. La faute à ces satanées représentations sexuelles que nous reproduisons de génération en génération en assignant systématiquement les mêmes rôles stéréotypés aux filles et aux garçons. Si nos chères têtes à couettes sautent à la corde pendant que nos petits sacripants jouent à la balle au prisonnier, il y a quelque chose de moisi au royaume de la République. Eugénie Bastié montre, dans les pages qui suivent, que ces bonnes intentions égalitaires ont bel et bien des applications concrètes (même si on est loin de la vaste entreprise de lavage des petits cerveaux fantasmée par certains). En revanche, bien malin qui saurait débusquer la moindre référence théorique sérieuse dans les nouveaux textes officiels intimant aux instituteurs d’inverser les rôles habituels entre filles et garçons.[access capability= »lire_inedits »]
Si la question du genre semble soudainement passionner les experts-bureaucrates de l’Éducation nationale, c’est plutôt sous la forme d’une idéologie à la fois sommaire et fumeuse que sous celle d’une hypothèse scientifique. Or, comme le démontre Alain de Benoist3, cette idéologie du genre se fonde sur une fausse alternative entre nature et culture, oubliant que les deux s’entremêlent constamment dans la construction des identités sexuelles – et, du reste, dans la plupart des choses humaines. Résultat, ses propagandistes confondent différences et inégalités, ce qui leur permet au passage de dénoncer comme ennemis de l’égalité tous ceux qui sont attachés à la différence entre les sexes.
Passons. Le danger n’est pas forcément où l’on croit. Non content de semer le trouble dans les cours de récré – ce qu’on appelle « déconstruire les stéréotypes » –, l’ABCD de l’égalité inaugure peut-être une nouvelle offensive dans le combat sourd que se livrent l’État et les familles pour l’éducation. S’il n’est pas question de masturber les enfants, il s’agit bien de mettre au pas leurs coupables géniteurs (et géniteuses). Les gardiens du saint chrême excipent de la mauvaise tenue morale des parents – notoirement défaillants en matière de lutte contre les discriminations –, pour substituer à leur néfaste autorité celle de prétendus experts. Quand un cadre mâle gagne, à compétences égales, un tiers de plus que sa collègue, il doit y avoir un coupable. Il se cache dans les foyers, ou plutôt c’est le foyer lui-même, producteur de préjugés et de comportements répréhensibles, qui est coupable.
L’imprécation ne date pas d’hier : en son temps, l’intellectuel américain Christopher Lasch (1932-1994) avait détecté les prémices des attaques néo-féministes contre la famille que l’on voit aujourd’hui se déployer bruyamment4. Dès 1946, le psychiatre canadien George Brock Chisholm recommandait l’intégration directe des enfants à la société, en proposant que leur éducation soit confiée à d’autres groupes de socialisation que leurs familles. Travailleurs sociaux, psychiatres, médecins et… propagandistes scolaires étaient, selon lui, plus enclins à dispenser une instruction progressiste envoyant les formes traditionnelles de la famille dans l’enfer du conservatisme. Aujourd’hui, l’Observatoire des inégalités délivre peu ou prou la même bonne parole aux Français. Le site de cette instance anti-discriminations se révèle étonnamment instructif quant aux intentions des ingénieurs sociaux qui entendent nous gouverner. Dans un article passé inaperçu, deux universitaires dispensent une petite leçon de choses à l’usage des enseignants de maternelle. À en croire ces psychologues, tout se joue entre 3 et 7 ans, période critique durant laquelle l’enfant acquiert représentations et identités sexuelles, principalement sous l’influence des parents, de ses camarades de jeu et de ses professeurs. Étant entendu que « les adultes transmettent à l’enfant leurs représentations et leurs attentes sur les rôles de chacun-e en fonction de son appartenance à un groupe de sexe5 », il revient à l’État de prendre en charge non seulement l’instruction de nos chérubins, ce que nul ne conteste, mais l’intégralité de leur éducation. Logique : si les adultes d’aujourd’hui sont irrécupérables, on peut encore sauver ceux de demain.
Bien sûr, on a envie de rire de ces prétentions éducatives – et rééducatives. N’empêche, si ce cocktail explosif d’idéologie du genre et d’égalitarisme pédagogiste était appliqué sur grande échelle, cela ébranlerait les deux piliers fondateurs du sujet œdipien : la différenciation homme/femme et la séparation parent/enfant. Au demeurant, l’effondrement de la structure œdipienne, odieusement réactionnaire, est précisément l’objectif poursuivi par le camp de la déconstruction organisée. Sauf que l’ordre qui émergera (ou émergerait, on ne sait plus) des décombres pourrait être bien plus oppressif et archaïque que l’ancien. Lasch annonce ce qui se passe quand la famille est interdite d’éducation : « Les fantasmes de l’enfant ne sont pas contrôlés ; il invente une mère extrêmement séduisante et castratrice, et un père fantasmé distant, vindicatif, et tout-puissant. » Si les nouveaux stéréotypes sont de cette eau-là, laissez-nous les anciens !
Dans la vision de cette avant-garde nunuche, les parents, éventuellement dispensateurs de biens et de services monnayables (faut quand même que quelqu’un leurs paye les vacances au ski, aux futurs hommes nouveaux), « représentent le passé inutile », selon une formule de Lasch. Seulement, faute de loi primordiale transmise par la famille, l’enfant vit dans un monde amoral, où la seule autorité provient de l’État, confiné au rôle de grande nounou. Sous prétexte de nous délivrer d’innocents machos, on pourrait bien fabriquer en série, sinon des pervers, à tout le moins, d’imbuvables Narcisse. Mais pas d’aimables névrosés amoureux de leur reflet, plutôt des sujets malades qui cultivent une image dégradée d’eux-mêmes et conjuguent de ce fait une dépendance infantile au regard de l’autre au besoin de le dominer. On a du mal à ne pas remarquer que les pulsions intérieures de ce néo-Narcisse s’accordent parfaitement aux messages publicitaires dont notre époque ne cesse de l’abreuver, ce qui fait de lui l’agent idéal de l’extension du domaine de la marchandise.
On dira qu’on est bien loin du dérisoire « ABCD de l’égalité». Pas sûr : à jouer avec l’identité sexuelle des écoliers, à surcharger leur imaginaire d’images mouvantes, les apprentis-sorciers du genre pourraient, pour de bon, rendre plus difficile voire impossible leur construction subjective – donc leur « adultisation ». Or, dans un monde où le métissage culturel est à la fois une réalité et une norme, il est déjà difficile de s’inscrire dans le flux des générations. Qu’on s’en réjouisse ou pas, il n’y a peut-être pas urgence pour s’attaquer aux autres cadres symboliques qui ont longtemps conféré une forme de stabilité à l’existence humaine. Seulement, la stabilité, c’est ce qu’ont en horreur les promoteurs du mariage et de l’enfant pour tous : entre transmettre ou déconstruire, ils ont choisi.
Si, face à un tel activisme de la déconstruction, l’envie de prendre la modernité à rebrousse-poil vous titille, sachez que la nostalgie est un piège mortel. C’est une vérité peu consolante mais le Parti d’hier se leurre tout autant que le « Parti de demain », judicieuse définition que Michéa donne de la gauche. En populiste intelligent, Lasch nous mettait en garde contre l’illusion passéiste. Le « retour du surmoi » dont rêvent les lecteurs hâtifs de Freud ne serait en effet qu’un sparadrap posé sur une plaie purulente. Que des imbéciles qui se croient subversifs s’acharnent à tuer le Père ne nous fera pas regretter le patriarche mort et enterré. Heureusement, il y a la vie, que les experts de l’alcôve ont tendance à oublier. Lasch observe que, depuis l’avènement du mariage d’amour, la famille marche en perpétuel déséquilibre sur deux jambes, brinquebalée entre les pesanteurs du passé et les turbulences de notre temps. Libre à vous, bien sûr, d’ignorer cette fine dialectique et de choisir votre camp, mais comme disent Chevallier et Laspalès, « Y’en a qui ont essayé, ils ont eu des problèmes ! »
1. « Enfants esclaves du féminisme », Marcela Iacub , Libération, 14 février 2014.
2. « Les ABCD de l’égalité, c’est elle ! », Émilie Lanez, Le Point, 13 février 2014.
3. Les Démons du Bien, Alain de Benoist, éditions P.G de Roux, 2013.
4. Voir notamment « La culture du narcissisme », Climats, 2000 ; « Le moi assiégé », Climats, 2008 ; Un refuge dans ce monde impitoyable. La famille assiégée, Christopher Lasch, François Bourin Éditeur, 2012.
5. « Construction des inégalités entre filles et garçons à l’école maternelle », Véronique Rouyer et Yoan Mieyaa, site de l’Observatoire des inégalités.[/access]
*Photo: Soleil
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !