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À Valence, la crise politique aggrave la catastrophe climatique

Pour l’après, gauche et droite ont des avis divergents sur la politique de l’eau à adopter par le pays


À Valence, la crise politique aggrave la catastrophe climatique
Catarroja (sud de Valence), Espagne, lundi 4 novembre 2024 © Manu Fernandez/AP/SIPA

La catastrophe naturelle valencienne met à nu pour la énième fois la jungle institutionnelle et administrative espagnole, où le système des communautés autonomes (issu d’un processus de décentralisation débuté à la fin des années 70) est tellement flou que plus personne ne sait très bien ce qui est du ressort des uns et des autres.


Les images du dimanche 3 novembre 2024 à Paiporta, bourgade de 27 000 habitants située dans la banlieue de Valence (Est de l’Espagne), ont fait le tour des médias internationaux. Dévastée par les pluies torrentielles qui sont tombées sur la région quelques jours auparavant, la commune accueille ce jour-là une délégation composée du président du gouvernement espagnol, le socialiste Pedro Sánchez, et du président régional valencien, le conservateur Carlos Mazón. Ils accompagnent tous deux le couple royal, Philippe vi et Letizia, qui se rend pour la première fois sur les lieux. Cette ville est un des épicentres de la « goutte froide » qui a aussi ravagé Picaña, Sedaví, Alfafar, Benetúser, Masanasa et Catarroja, dans la comarque de la Huerta Sur.

Un cortège pris à partie

À son arrivée, le cortège est la cible d’insultes ainsi que de jets de boue et d’objets divers de la part des habitants. Excédés, épuisés, s’estimant abandonnés par les autorités, pleurant leurs morts, cherchant désespérément les disparus, déblayant les rues avec l’aide de dizaines de bénévoles, les locaux voient rouge. La tension monte à Paiporta et Pedro Sánchez prend le large, craignant pour son intégrité physique. Pour leur part, le roi et la reine décident de rompre le cordon policier et de se rendre au contact des paiportinos, qui vident leur sac, s’énervent, supplient, exigent la démission de Sánchez et Mazón, expliquent qu’ils ont tout perdu (logement, véhicule, entreprise ou commerce). Letizia, qui a reçu de la boue sur le visage, serre des femmes dans ses bras et s’effondre en larmes avec elles. Plusieurs habitants s’excusent : « Ce n’était pas pour vous, ce n’était pas pour vous ! ». La plupart des gens présents, indignés et à bout de nerfs, ont voulu manifester leur profonde colère alors que plus de 200 morts et des centaines (voire des milliers) de personnes manquant à l’appel nourrissent leur chagrin.

Contrairement à ce que les journaux télévisés et quotidiens de nombreux pays ont laissé entendre, ni Philippe vi, ni Letizia n’étaient réellement la cible des manifestants. Ces derniers ont pu perdre leur calme face au couple royal mais ils avaient avant tout besoin d’être écoutés. Ils ont vécu une journée d’enfer, puis des heures d’incertitude et de travail harassant pour nettoyer maisons, appartements et rues. Le chef d’État et son épouse restent un certain temps sur place et, bien qu’ils doivent remettre à plus tard leur visite à Chiva, ils repartent grandis de ce douloureux épisode. C’est bien davantage le monde politique espagnol qui est dans le collimateur des paiportinos.

L’AEMET dans la tourmente

Même si elle est localisée, la tragédie de la Huerta Sur a une résonance nationale en raison du nombre de victimes et des discussions qu’elle entraîne. D’un côté, le réchauffement climatique a très certainement joué un rôle car la chaleur toujours plus élevée de la mer Méditerranée déclenche des gouttes froides d’une rare violence. De l’autre, le phénomène n’est pas nouveau, loin de là. La ville même de Valence, épargnée en octobre 2024, avait été submergée sensiblement à la même période en 1957, lorsque le Turia avait débordé de son lit.

Cette fois-ci, cependant, les autorités sont en cause. Beaucoup accusent Carlos Mazón et le gouvernement régional d’avoir réagi tardivement et d’avoir transmis les avertissements automatiques par SMS alors même que l’eau engloutissait déjà les villes. Bien d’autres pointent du doigt l’AEMET (équivalent espagnol de Météo France), qui avait annoncé l’événement pluvieux tout en n’anticipant pas suffisamment sa gravité. Nombreux sont aussi ceux qui reprochent à Pedro Sánchez d’avoir laissé les dirigeants valenciens se débrouiller seuls pendant plusieurs jours avant d’envoyer des effectifs militaires… un peu tard. Au milieu, les habitants de la Huerta Sur ont été privés d’électricité et d’eau pendant plusieurs jours, constatant le chaos qui s’était emparé de leurs communes.

Pendant une semaine au moins, droite et gauche espagnoles confondues ont rejeté la faute l’une sur l’autre. Chaque échelon administratif a juré qu’il ne pouvait agir qu’avec l’aide ou l’accord d’autres responsables, que ce soit à Madrid ou à Valence. Si la scène est bien connue dans d’autres pays (dont la France), elle prend une tournure particulièrement dramatique au vu des conséquences. Plus encore, elle met à nu pour la énième fois la jungle institutionnelle et administrative espagnole, où le système des communautés autonomes (issu d’un processus de décentralisation débuté à la fin des années 70) est tellement flou que plus personne ne sait très bien ce qui est du ressort des uns et des autres. Le dôme froid de l’automne 2024 (qui a aussi touché une partie de la Castille, de la Catalogne, des Baléares et de l’Andalousie) n’est qu’un exemple supplémentaire d’une situation tantôt ubuesque, tantôt alarmante.

La crise séparatiste catalane avait déjà porté un énorme coup à la crédibilité de l’organisation institutionnelle espagnole. Dans un autre registre, la catastrophe valencienne de cette année enfonce le clou, alors que la polarisation idéologique est à son comble.

La détestation que suscite Pedro Sánchez dans une large frange de la société est renforcée par ses manières, que certains trouvent méprisantes et autoritaires. Ses alliances controversées avec les sécessionnistes catalans et basques achèvent de dresser le portrait d’un homme qui semble n’avoir aucune limite à partir du moment où sa survie politique est en jeu. Il a pourtant ses partisans, qui voient en lui le seul rempart contre une droite qu’ils jugent fascisante (pour ce qui est de Vox, troisième formation du pays) ou vendue aux forces réactionnaires (dans le cas du Parti populaire, présidé par le très compassé Alberto Núñez Feijóo, chef de l’opposition).

Ainsi donc, si la reprise économique post-pandémie semble vigoureuse et place notre voisin ibérique dans le peloton de tête des puissances dynamiques de l’UE, le débat public s’avère éminemment crispé.

La politique écologique en ligne de mire

La goutte froide de Paiporta, Chiva et autres communes adjacentes relance aussi les débats sur les mesures qu’il conviendrait de prendre face au réchauffement planétaire. Socialistes et gauche « radicale » se positionnent en pionniers dans le domaine. Ils défendent ainsi davantage de taxes sur les grandes entreprises (notamment celles du secteur de l’énergie) ou encore la mise en place des zones à faibles émissions dans toutes les communes de plus de 50 000 habitants.

Ils promeuvent également la destruction de bon nombre de retenues d’eau, souvent modestes en taille mais que les milieux ruraux estiment indispensables à leur approvisionnement et leur production agricole. Pour cette partie du spectre idéologique espagnol, il faut rompre avec les politiques hydriques du passé, menées à bien tant par la Restauration (1874-1931) que par la Seconde République (1931-1939) et la dictature franquiste (1939-1975). En d’autres termes, les représentants de la gauche veulent réduire la consommation d’eau du pays (notamment dans le secteur primaire et le monde du tourisme), laisser les cours d’eau vaquer à leur « vie naturelle » et cesser les transferts d’« or bleu » entre régions. Ils critiquent dans le même mouvement la politique d’urbanisme pratiquée depuis des décennies outre-Pyrénées, alors que 700 000 citoyens vivent dans des zones menacées par les crues.

La droite, de son côté, s’insurge contre un programme qu’elle estime mortel pour les intérêts du pays et pour sa souveraineté alimentaire. Elle cite en exemple le Plan Sud (1958-1973), organisé par le franquisme après la gran riada de 1957 à Valence. Entre Cuart de Poblet et la mer Méditerranée, le cours du Turia prend un détour artificiel afin de protéger la troisième ville la plus peuplée d’Espagne. Parti populaire et Vox rappellent dans la foulée que le barrage de Forata, inauguré en 1969 sur le Magro (affluent du fleuve Júcar, qui passe au sud de l’agglomération valencienne), a évité des dégâts plus massifs au mois d’octobre en retenant 37 millions de litres d’eau tombée du ciel. Les deux grands partis de droite exigent enfin que la loi interdisant le nettoyage des sous-bois et des vallées, soutenue par la gauche, soit abrogée. Les troncs, branches et débris accumulés dans le sillage de plusieurs cours d’eau et charriés par la crue ont effectivement constitué autant de pièges mortels pour la Huerta Sur.

Alors que la polémique fait rage, la Cour des Comptes espagnole semble aller dans le sens d’Alberto Núñez Feijóo et Santiago Abascal (président de Vox). De fait, elle n’a cessé de rappeler ces dernières années que les investissements manquaient pour entretenir les infrastructures gérées par la Confédération hydrographique du Júcar (mais aussi par celle du Guadalquivir, en Andalousie, et celle du Segura, dans la Région de Murcie et le sud de la Communauté de Valence).

Alors que les secours s’attaquent désormais aux recherches dans les garages privés et les parkings publics de l’agglomération de Valence (en particulier celui de Bonaire, dont on craint qu’il ne soit plus qu’un immense cimetière sous l’eau), la controverse n’est pas près de s’éteindre.




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Nicolas Klein est agrégé d'espagnol et ancien élève de l'ENS Lyon. Il est professeur en classes préparatoires.

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