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À tout prix ?


À tout prix ?
Faire du commerce avec des gangsters a un prix. Après les Italiens et les Suisses, à qui le tour de s"humilier devant le "Guide" ?
Berlusconi et Kadhafi
Faire du commerce avec des gangsters a un prix. Après les Italiens et les Suisses, à qui le tour de s'humilier devant le Guide ?

Oui, on a honte pour la Suisse, et on partage la colère d’Alain Campiotti, citoyen helvète humilié et journaliste avisé[1. L’un des meilleurs que je connaisse et l’un de mes maîtres dans ce domaine.]. C’est qu’au championnat du monde de léchage de bottes, la Confédération obtient sans conteste la médaille d’or. Le colonel Kadhafi n’était peut-être pas content que la justice suisse ait embêté l’un de ses rejetons – lequel n’avait jamais fait que tabasser son petit personnel dans un palace genevois. Mais le président Merz était-il obligé de courir se prosterner devant le gangster de Tripoli ? Il y a là quelque chose d’embarrassant. Et même de glaçant. C’est que cette épopée révèle peut-être un monde dans lequel nous sommes et serons de plus en plus dépendants de cliques corrompues, de satrapes sanguinaires et d’intégristes délirants. Pas parce qu’ils ont du pétrole. Parce que ce sont nos clients, donc nos emplois. Et on ne choisit pas ses clients.

[access capability= »lire_inedits »]Pas ça, pas nous. Il est vrai qu’avec nous, on met les formes. Nous ne sommes pas n’importe qui. Nous pesons (encore ?) assez économiquement, donc politiquement, pour qu’on ait quelques égards. Il nous est bien arrivé d’exfiltrer quelques terroristes et de mettre sous le boisseau des enquêtes fâcheuses. De l’histoire ancienne. Bien sûr, récemment, on a dû dresser des tentes dans les jardins de Marigny pour que le zozo libyen ne soit pas trop dépaysé. Mais enfin, quand on lui a envoyé Guéant et Cécilia Sarkozy, il les a reçus bien poliment et leur a remis les infirmières bulgares. Et puis, il a renoncé à sa bombinette et, pour ça, même les Américains ont trouvé qu’il méritait une petite sucrerie. Eux aussi ont des trucs à vendre.

Kadhafi s’en prend à la Suisse parce que c’est facile et, d’ailleurs, par les temps qui courent, personne ne s’en prive ; avec son or, son secret bancaire et sa neutralité, la Suisse est le bouc-émissaire idéal. Nous sommes révoltés par la résignation avec laquelle ses citoyens acceptent voire encouragent l’indignité de leurs dirigeants. En matière diplomatique, il est assez rare que les gouvernants aux yeux rivés sur les sondages prennent leur opinion à rebrousse-poil. Bref, on a la politique étrangère qu’on mérite.

Nous sommes convaincus d’être meilleurs que les Suisses – et que les Italiens qui se sont excusés sur tous les tons pour leurs crimes passés. On imagine mal Sarkozy se comporter comme Merz, d’abord parce qu’on ne le voit pas dans le rôle (enfin moi, je ne l’y vois pas) et ensuite parce que le barouf médiatique serait tel qu’il ne s’y risquerait pas. La démocratie d’opinion a parfois du bon. Cela dit, nous ignorons tout des contorsions de nos entreprises, toujours prêtes à cirer les pompes des régimes qui les accueillent, à jurer aux pays arabes qu’elles boycottent Israël, à engueuler les journalistes qui donnent une vision caricaturale de la réalité (il arrive que ce soit faux et que la réalité soit plus caricaturale encore). Nous oublions les commissions colossales versées pour vendre nos excellents matériels militaires. Bref, nous ne savons rien des mille petites et grandes bassesses commises pour notre bien. Ce qui nous amène aux contradictions internes du peuple évoquées dans ce numéro par Marc Cohen et Aimée Joubert ou, pour le dire autrement, à la question des causes et des conséquences. Les mêmes qui manifestent un jour pour protester contre le voyage de Sarkozy à Pékin seront tout prêts à défiler le lendemain pour protester contre les suppressions d’emplois à Alsthom ou Areva. Or, c’est déplaisant mais c’est ainsi : si on énerve trop les Chinois, ils ne nous achèteront pas de centrales nucléaires ni de TGV. Et ils iront les acheter à nos alliés à l’échine plus souple. Et les Chinois ne sont pas les pires. Le libre-échange frénétique et la concurrence acharnée qui en résulte nous condamnent à vendre toujours plus et donc à avoir toujours plus de clients, notamment dans cette vaste zone qu’on appelle le « Sud » où se trouvent précisément les régimes les moins fréquentables. S’il faut sauver nos emplois à tout prix, il n’y a qu’à s’écraser. Devant les Chinois et devant tous les autres.

Il ne s’agit pas de prôner un angélisme absurde ou d’exiger un certificat de bonne conduite des gens qui achètent nos produits mais, au moins, de refuser de se laisser marcher sur les pieds. Reste à savoir quel prix nos sociétés repues, et qui entendent bien le rester, sont prêtes à payer pour leur honneur – pour notre honneur. Je ne suis pas sûre de vouloir connaître la réponse.[/access]

Septembre 2009 · N°15

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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