Il y a encore une vingtaine d’années, le Qatar était surtout connu et apprécié des amateurs de « Petit bac » – un pays dont le nom commence par Q, cela ne court pas les rues… Depuis, les choses ont bien changé. Avec le lancement d’Al-Jazira, les investissements massifs dans le football (PSG, Coupe du monde 2022…) ainsi qu’un réseau d’alliances allant des Etats-Unis[1. Dont le QG du commandement de la région centre est hébergé par le petit émirat.] au Hamas, Doha veut occuper le devant de la scène mondiale.
Ajouté à sa stratégie astucieuse de développement de ses ressources gazières ainsi qu’à la force de frappe de son fond d’investissement souverain, on voit se dessiner ce que The Economist a qualifié de « nain avec un poing de géant ». Pas mal pour un pays soixante-quatre fois plus petit que la France, peuplé de deux millions d’habitants dont moins de 300 000 nationaux (les statuts subalternes du reste de la population s’apparentent parfois à une forme d’esclavage).
Pendant la première quinzaine d’années de l’essor qatari, de la révolution de palais de 1995 qui a vu le père de l’actuel émir destituer son propre père à 2010, la stratégie du Qatar semblait marcher parfaitement. Un temps, une représentation commerciale israélienne semi-officielle a même couronné cette politique qu’on pouvait rapprocher de l’ancienne diplomatie turque, dite du « zéro ennemis ». Logique. Avoir des ennemis est un luxe que les petits Etats ne peuvent pas se permettre. Mettre des billes partout et pouvoir parler à tout le monde semble relever du bon sens : même les plus grands voyous ont intérêt à ménager un acteur qui a ses entrées partout et peut jouer le médiateur. Puis le “printemps arabe” est arrivé. Du jour au lendemain, l’enfant prodige de la diplomatie mondiale a mesuré que sa position de force, jusqu’alors source de prestige et d’avantages, a aussi quelques inconvénients. En Egypte, en Syrie, à Libye et à Gaza, l’ami de tout le monde a commencé à prendre parti pour les uns et contre les autres. Les circonstances inédites ont sans doute appelé ce genre de positionnement mais on ne peut s’empêcher de penser que l’émir et son équipe ont voulu peser sur le cours des événements arabes. Pour le dire autrement, les autorités qataries ont abandonné la logique d’une société d’assurance pour la remplacer par un raisonnement de fond d’investissement : ce qu’ils auraient considéré il y a dix ou quinze ans comme un risque est devenu une opportunité. Comme souvent dans l’histoire, les moyens d’action dont on dispose finissent par imposer une vision du monde et une stratégie. Le Qatar est devenu trop puissant – du moins, c’est ce qu’il croit – pour penser comme un acteur faible.
Dès 2011, la politique qatarie du « zéro ennemis » n’était plus d’actualité. En première ligne sur le front syrien, à travers l’aide apportée à des groupes islamistes en guerre ouverte contre le régime de Bachar Al-Assad, le Qatar s’est fait des ennemis, des vrais : Damas et le Hezbollah. Plus récemment, l’échec in extremis des négociations entre Israël et les délégations palestiniennes (Fatah, Hamas, Jihad islamique) au Caire serait imputable à l’influence de Doha. D’après la presse israélienne, le Qatar aurait fait pression sur le chef du Hamas, Khaled Mechaal, hôte de Doha depuis son départ de Damas, pour faire capoter la signature d’un accord mardi dernier. L’Egypte et l’Arabie saoudite en ont pris note.
Autrefois en retrait de la scène politique régionale, ne titillant les régimes arabes qu’en invitant leurs opposants sur les plateaux d’Al-Jazira, le Qatar faisait des mécontents, sans jamais se fabriquer d’ennemis. Toute la question est de savoir si ses dirigeants se croient devenus assez puissants pour se permettre ce luxe.
*Photo : APA IMAGES/SIPA. 00680652_000017.
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