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À quoi Badiou est-il le oui ?


À quoi Badiou est-il le oui ?
Alain Badiou. Photo Flickr / Hendrik Speck.

Alain Badiou
Alain Badiou. Photo Flickr / Hendrik Speck.

Etonnant phénomène que ce Badiou, n’est-ce pas ? Un mec intelligent, et qui pourtant ne pense pas comme moi !

Plus sérieusement ( ?), Alain Badiou est un philosophe marxiste-léniniste, disciple d’Althusser et de Lacan, qui ne restera sans doute pas dans l’Histoire comme le cofondateur de l’UCF (m-l)[1. Union des Communistes de France (marxiste-léniniste). D’où vous sortez ?]. En revanche, à force de multiplier depuis quarante ans les essais aussi érudits qu’abscons, l’homme s’est acquis légitimement une stature d’intellectuel radical – au sens où Alain ne l’était pas.

Et soudain, Badiou devint à la mode

Cet Alain-là en tient pour l’Eternel Retour de « l’Hypothèse communiste », comme il dit. A priori, pas de quoi faire trois fauteuils à Lons le Saunier… Jusqu’à ce jour de 2007 où son énième bouquin a soudain bénéficié d’un effet de mode aussi puissant qu’inattendu : concert de louanges à gauche, cries d’orfraie à droite, centaines de milliers d’exemplaires vendus…

Il faut dire aussi que le titre était bien trouvé : De quoi Sarkozy est-il le nom ?, ça sonne quand même autrement mieux que Circonstances 3, non ? Ça vous a son air d’énigme poético-fantastique, avec même une certaine touche de théâtralité. (À ses heures perdues, savez-vous, entre deux Révolutions de papier, notre homme de lettres et fin diseur est aussi dramaturge.) Bref, ça a tant et si bien marché que l’auteur est devenu, depuis, l’un des « penseurs critiques » les plus en vue, non seulement en France mais dans le monde. Cocorico !

La « pensée critique » : pléonasme ou ontologie ?

Mais c’est quoi, au fait, la « pensée critique » ? Non pas un vulgaire pléonasme, comme je le supputais ; une authentique ontologie révolutionnaire, qu’explique à merveille Razmig Keucheyan dans son Hémisphère gauche : Une cartographie des nouvelles pensées critiques .

Pour ma part, un peu débordé en ce moment, j’ai dû me contenter de la recension qu’en a fait récemment Libé[2. Jeudi 29 avril 2010]. Retenons donc l’essentiel, que nous résume aimablement Eric Aeschimann : à l’inverse de la pensée conservatrice, qui prétend définir la nature de l’homme, « la pensée critique rejette toute idée d’essence humaine, sinon comme mouvement perpétuel. »

Et l’apport de Badiou là-dedans ? Central, forcément central : pour lui, l’« être » ne peut accéder à sa « vérité » qu’en se situant face à un « événement » ; (« par exemple la Révolution », ajoute Aeschimann avec une pointe d’ironie bourgeoise).

Bref, dans la « cartographie » de la pensée critique, le bonhomme occupe une position enviable qui, comme son nom l’indique, ne lui vaut pas que des amis. Ainsi l’accuse-t-on volontiers, jusque dans son propre camp, des pires crimes : « haine de la démocratie », « antisémitisme », voire « posture radicale-chic »…

Mais au diable les jaloux ! Ce que la notoriété a fini par récompenser chez Badiou, au-delà de sa pensée indéniablement « critique », c’est sa ténacité. Ses anciens collègues en maoïsme (Philippe Sollers, Gérard Miller, Serge July, Shirley & Dino…) ont eu le temps de se recycler dix fois. Lui, Badiou, n’en démord pas : les jours du capitalisme sont comptés ! A moins que ce ne soit les années, mais qu’importe… Ce prophète de la Révolution n’est pas pressé, pas plus qu’Isaïe I et II réunis : à leur instar, ce qu’il annonce est inéluctable.

Avec Finkielkraut, une Explication passionnée mais civilisée

Ses certitudes, Badiou les confronte aux doutes de Finkielkraut dans un livre intitulé L’Explication. Entre le pape du néo-maoïsme germanopratin et le cerveau du gang des « nouveaux réactionnaires » le choc est rude, passionné, mais toujours civilisé.

Le communisme selon Alain Badiou, c’est « le commencement d’une autre époque historique de l’existence de l’humanité », rien de moins. Il dirait même plus : « Une hypothèse historique d’une amplitude telle que, pour Marx, tout ce qui précède est de l’ordre de la Préhistoire ».

Quant au passage de cette Préhistoire à l’Histoire, qui a nom Révolution, pas de souci : il résultera naturellement de l’immense mouvement d’émancipation des masses, selon les lois d’airain du matérialisme dialectique. Alors il est un peu risible, n’est-ce pas, de lui opposer toujours ces « soixante ans de dictature en Russie », comme dit Badiou avec son art exquis de la litote. Tout ça n’était qu’un regrettable accident de l’Histoire ; une « erreur » qui, n’en doutons pas, sera « rectifiée »

Finkielkraut, lui, en doute grave : le communisme, explique-t-il, c’est « une affaire qui se déroule en deux temps : le temps de l’idéal et le temps de la terreur. »

Le communisme, une Idée trop belle pour être abandonnée au réel

Sauf que Badiou, les yeux fixés sur son « avenir radieux », n’est pas homme à se laisser influencer par le passé. Si jusqu’à présent son truc n’a jamais marché, c’est que ça marchera la prochaine fois, voilà tout !

Et de contre-attaquer, non sans subtilité : à l’échelle de l’Histoire, la démocratie n’a t-elle pas connu elle aussi ses tâtonnements ? « Elle a commencé en Grèce comme si elle était parfaitement compatible avec l’esclavage, l’exclusion des métèques et l’absence de toute présence politique des femmes… »

Comparaison n’est pas raison, et Badiou le sait bien ; le mec a oublié d’être con. Il est juste « enfermé dans la logique d’une seule idée », comme disait Hannah Arendt pour définir la pensée totalitaire. Son « Idée communiste », il la voit avec les yeux d’un amour-passion qui n’existe que dans les livres[3. Voir à ce propos son bouquin de l’an dernier sur « L’Amour », où il donne une définition résolument révolutionnaire de ce sentiment qu’on avait pu croire universel, puis « bourgeois »] ; une Idée décidément trop belle pour être abîmée par la réalité quelle qu’elle soit.

Un constat commun : la décadence

C’est là que s’esquisse[4. Pour moi. (Il faut toujours préciser « pour moi », ou « selon que je le sens », ou « d’après mon idée à moi que j’ai »… Ça évite bien des arguties vaines.] une des pistes les plus intéressantes de la controverse Badiou-Finkielkraut : l’ « hypothèse » (comme dirait Badiou) d’un clivage gauche-droite qui serait mental plus qu’intellectuel. Où le tempérament, pour tout dire, conditionnerait jusqu’au fond de la pensée.

Parce que nos deux Alain sont plutôt d’accord pour « voir un certaine réalité en face », comme dit Finkielkraut : marchandisation globale, inculture pour tous… « Décadence » en un mot, même si elle est bourgeoise pour l’un et civilisationnelle pour l’autre.

Mais face à ce constat commun, que faire, comme disait l’autre ? « Sauver ce qui peut l’être », selon l’excitant mot d’ordre finkielkrautien ; ou bien « transformer radicalement le monde », comme le suggère sans rire Badiou ?

Et si ce désaccord relevait essentiellement du tempérament ? S’il y avait, au sein de l’humaine nature, des gens pessimistes jusqu’à la misanthropie et d’autres utopistes jusqu’à la gauche ?

Mais je ne suis pas payé pour être psychologue des profondeurs, hélas ![5. Un poke à Onfray !] En attendant donc que mon hypothèse bouleverse l’histoire des idées (ou pas), disons que Finkielkraut résume bien ce qui l’oppose à Badiou en lançant : « Nous n’avons pas le même Panthéon ! »

Evidemment, entre un Alain qui se rêve au Pays des Merveilles maoïstes et l’autre en Cendrillon qui sait que minuit est passé, mon choix est fait. En revanche, c’est l’idée même de « Panthéon » qui me paraît contestable, pour ne pas dire absurde. Je préférais l’église Sainte-Geneviève.

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