Accueil Médias « A Nous Paris », le magazine de l’élite « globish » qui « s’enjaille »

« A Nous Paris », le magazine de l’élite « globish » qui « s’enjaille »


« A Nous Paris », le magazine de l’élite « globish » qui « s’enjaille »
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Du caractère parfois salutaire de surmonter son dégoût d’esthète précieux pour plonger sans retenue les mains dans le cambouis.

Une batterie de téléphone à plat et le sentiment de désœuvrement intense qui en découle peuvent conduire une personne relativement saine d’esprit à feuilleter l’un de ces magazines gratuits du métro parisien que quelqu’un aura négligemment abandonné sur un fauteuil.

C’eut été fort dommage de passer à côté. Il n’y a aucune raison vraisemblable de penser qu’en cette deuxième semaine de janvier le magazine A Nous Paris ait présenté une particularité éditoriale quelconque par rapport aux autres numéros de l’année. Or, c’est un véritable petit bijou de propagande sémantique qui se retrouve par hasard entre mes mains.

A eux Paris

Qu’y trouve-t-on ? Tout d’abord de l’anglais à foison, quand ce n’est sa version dégénérée « franglaise », ne laissant pratiquement aucune phrase indemne sur les trente pages du journal. « Sneakers », « take-away », « webstation » « spoken words » et autres « protest-songs » le disputent à « challengé », « mixant » et même à l’expression « très frais » – cette dernière signifiant que c’est très agréable. Mention spéciale à l’invitation – sympathique au demeurant – à « s’enjailler », verbe inconnu jusque-là dont Wikipédia nous apprend qu’il trouve son origine dans le mot « enjoy » (dont on découvre par la même occasion qu’il vient lui-même du français « jouir »), sans doute plus élégant que l’injonction à « kiffer » mais qui aurait pu être avantageusement remplacé par le nettement mieux connu « s’amuser ».

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Contrairement à ce que cherche à faire croire la pensée moderne matérialiste, une langue est bien plus qu’un simple outil de communication. Elle véhicule une façon particulière de voir le monde. Ce dialecte « globish » est loin d’être anodin : il dessine les contours flatteurs d’une société particulière, celle de l’élite riche et internationale qui vit dans les grandes métropoles. Une analyse rigoureuse de la sémantique de ce magazine en fait émerger les grands traits caractéristiques : elle aime plus que tout la fête et l’étonnement, elle combine exigence absolue et extrême tolérance.

« Je danse donc je vis »

Commençons par la festivité. Que cet hebdomadaire destiné à une clientèle active et urbaine consacre plus de quatre pages à la publicité de soirées parisiennes, sans parler de la section « Clubbing » spécifiquement dédiée, admettons. Mais l’esprit bienveillant du divertissement plane en réalité sur chaque page. On se retrouve convié à une « grande déambulation dans le quartier », dont on apprend qu’il va être « ambiancé » par des animateurs. Le jeune citadin vit dangereusement, aussi il n’hésitera pas à se rendre sur une scène « électrisée » par un DJ. On découvre l’événement « Tout Paris est un cocktail », évocation probable de Paris est une fête révisée à la sauce 2018 pour désigner une semaine de boissons bradées dans 75 bars de la capitale. « Envoie-toi en l’air » est gentiment suggéré plus loin au lecteur qui n’en peut mais. Et, comme tout le monde est sympathique et s’entend bien dans cette société merveilleuse, la morne solitude est abolie et on ne vit qu’en groupe, on évolue en « bande », on travaille dans un « collectif », on ne se déplace qu’avec « sa crew ». Mais le meilleur est sans nul doute l’affirmation cartésienne « je danse donc je vis » qui résume à elle seule l’horizon anthropologique de la jeunesse citadine contemporaine.

Ce que les représentants de la nouvelle humanité fuient plus que tout, c’est la routine, synonyme pour eux de la plus grande abomination envisageable sur terre, l’ennui. Un comportement casanier est plus que mal vu. On aimera au contraire les « diners nomades », on fréquentera des « lieux éphémères », on sera à chaque instant en quête de ce qui est « en phase avec nos envies », on se rendra chez le restaurateur étoilé qui « squatte la rue de Charonne ». La plus belle promesse est évidemment celle de l’étonnement, et force est de reconnaître que les journalistes n’ont pas lésiné sur les efforts lexicaux pour l’évoquer avec finesse. C’est une véritable avalanche d’adjectifs qui nous tombe sur la tête au fil des pages, dont beaucoup suggèrent d’ailleurs la transgression : audacieux, détourné, inventif, créatif, réinterprété, rafraîchissant, irrévérencieux, alternatif, déroutant, éclectique. Les personnalités et les lieux « agitateurs » sont en odeur de sainteté. Nul doute qu’avec tout cela le spectre routinier se tiendra à distance.

De la fête de la consommation à la consommation de la fête

Le Parisien, certes, aime s’amuser, mais pas n’importe comment. Il est exigeant et ne peut se satisfaire de la grande consommation bonne pour le quidam. Il aime ce qui se démarque, ce qui sort du quotidien, et qui le conforte dans sa supériorité cognitive de consommateur éclairé. Tout un vocable est alors mobilisé pour appâter le chaland, qui en redemande : « labels et adresses confidentiels, sélection pointue ou trendy, collection inédite ou capsule, coffret ultra-limité, marques introuvables, éditions limitées ». Du snobisme ? Que nenni, de la consommation responsable ! D’ailleurs, le souci éthique de tout ce petit monde est réel et constamment rappelé : la mode et la cuisine se doivent d’être « responsables », quitte à susciter l’engagement citoyen comme chez ces créateurs qui « militent pour une autre vision de la mode ».

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Le jeune branché réserve son intransigeance et son goût élitiste à ce qu’il consomme. Pour ce qui est de l’autre, il fera preuve au contraire de la plus extrême tolérance. Toutes les différences se doivent d’être oubliées, afin surtout de ne pas empêcher l’apothéose d’une communion dans la globalisation festive. Le journal fait à plusieurs reprises l’apologie du multiculturalisme (le « street » multiculturel, multiculturalisme ambiant), prône le « nouveau métissage » et va même jusqu’à vanter une « Europe sans limites ». Outre le cosmopolitisme, la théorie du genre est clairement diffusée, dans les pages mode au sujet d’un créateur qui « brise les codes du genre » en proposant un « vestiaire masculin [qui] sonne d’une féminité flagrante » sur des « modèles éphèbes », « mixe le drag au queer » et « dévoilera sa collection masculine sur des modèles femme ». La seule librairie évoquée dans le magazine propose quant à elle « une sélection de romans sur les féminismes, l’homosexualité et toutes les questions de genre ».

Ce numéro n’aura évidemment pas suffi à emporter l’adhésion sans réserve du lecteur occasionnel. Mais que penser de son influence sur le lecteur quotidien, a fortiori si le message implicitement contenu est repris en chœur à la télévision, au cinéma, et dans toute la presse ?

Paris est une fête

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