C’est un peu un conte, un conte libertin, ironique et finalement profondément moral, une histoire qui aurait pu être racontée par Crébillon fils ou Boyer d’Argens. Elle se passe le 8 mars 2012, à Poncin. Poncin est une petite ville de l’Ain, assez grande cependant pour disposer d’un collège. Et à Poncin comme ailleurs, ce 8 mars 2012, ainsi qu’il a été ordonné planétairement par les forces du Bien, il faut célébrer la femme. Non pas parce qu’elle est « l’avenir de l’homme », comme le pensait un poète qui, par ailleurs, préféra les garçons à la fin de son existence, mais parce qu’elle est son égale, ce qui est plus modeste et moins poétique mais incontestablement plus nécessaire à promouvoir.[access capability= »lire_inedits »] Il est vrai que quand un homme est mal payé, délocalisé, sans domicile fixe, affamé, battu, violé, massacré, c’est souvent pire s’il est une femme. Flora Tristan, qui est au féminisme post-moderne ce que Karl Marx est au programme de François Hollande, un très lointain remords, l’avait déjà dit il y a un siècle et demi : « L’homme le plus opprimé peut opprimer un être, qui est sa femme. Elle est la prolétaire du prolétaire. » Reste à savoir ce qu’elle aurait pensé, cependant, de ces vingt-quatre petites heures annuelles qui servent surtout à préserver la bonne conscience généralisée.
Mais revenons à Poncin, dans l’Ain, en ce 8 mars 2012, et à son collège qui voit arriver au matin une gracieuse théorie d’adolescentes âgées de 13 à 15 ans. Elles ont décidé de célébrer à leur manière cette Journée de la femme. Non, elles ne sont pas munies d’affiches, dessins et édifiantes brochures destinées à une exposition citoyenne dans le foyer socio-éducatif ou le CDI de l’établissement. Figurez-vous qu’elles sont venues… en jupe ! Eh oui, des jeunes filles en jupe… C’est fou, non ?
La provocation est insoutenable. La direction réagit vivement et leur demande, littéralement, d’aller se rhabiller. Les jeunes filles répondent vertement et on leur intime alors l’ordre de profiter de la récréation de 10 heures pour retourner chez elles se changer. L’affrontement va durer toute la journée.
Les jeunes filles persistent dans leur refus et reçoivent le soutien d’une partie des enseignants. Peut-être certains d’entre eux avaient-ils l’impression de vivre dans « un monde réellement renversé », selon la belle formule de Guy Debord : des jeunes filles s’habillent en jeunes filles lors d’une journée officiellement consacrée à la femme et ce sont elles qui se retrouvent sur le banc des accusées. Peut-être d’autres se sont-ils souvenus du charmant film de Diane Kurys, Diabolo Menthe, qui racontait la vie de deux sœurs dans un lycée parisien des années soixante à l’époque où c’était le port du pantalon et en particulier du jean qui était proscrit, ce qui donne à méditer sur la rapidité des retournements historiques et fait penser que le puritanisme est toujours le même, seuls ses codes variant avec les saisons. À l’époque de Diabolo Menthe, le pantalon était jugé scandaleusement moulant, dévoilant les courbes pubescentes des jeunes filles en fleurs, qui revendiquaient de surcroît, par le port d’un vêtement initialement masculin, une égalité qui tardait à venir. Aujourd’hui, ce sont la jambe dénudée, la récupération assumée de la féminité, le désir de plaire sans passer pour une salope qui affolent le système.
Mais il ne fallait pas, Mesdemoiselles, confondre Journée de la femme et Journée de la jupe. La Journée de la jupe, l’association « Ni putes ni soumises » a décidé que ce serait le 25 novembre. Il ne faut pas mélanger. Un mauvais esprit pourrait faire remarquer qu’il est certainement plus agréable de se promener en jupe quand le printemps approche plutôt que dans les premiers frimas de l’automne, mais on aura bien compris qu’il s’agit de symbole, et qu’il ne faut pas rire avec les symboles. Votre corps n’est pas à vous, ne rêvez pas, jeunes filles : il est un enjeu politique, social, sociétal, religieux. Vous n’êtes plus libres de rien, même pas de passer « vive et preste comme l’oiseau / à la main une fleur qui brille / à la bouche un refrain nouveau » dans une allée du Luxembourg.
Pourtant, quelqu’un a dû rire dans cette affaire, ou au moins sourire. Certainement pas Flora Tristan : elle aurait plutôt pleuré de voir ses combats fondateurs oubliés dans un monde tatillon, moralisateur, kafkaïen.
Non, celui qui a dû rire depuis sa tombe, c’est l’écrivain qui a donné son nom au collège de Poncin. Il s’agit de Roger Vailland. Il faut croire que ceux qui baptisent les établissements scolaires ne lisent pas, ou peu. Roger Vailland, mort en 1965, était un écrivain communiste. Son style, qu’il définissait comme un mélange du Cardinal de Retz et de la Série Noire, rend sa lecture aussi plaisante que celle de Roger Nimier. Vailland est ainsi le seul exemple de hussard rouge. Rouge mais aussi libertin. Il a consacré au sujet quelques brillants essais, comme Le Regard froid ou Éloge du cardinal de Bernis. Quant à ses Écrits Intimes, un gros volume posthume, il n’est pas certain qu’entre les éloges provocateurs de Staline et les récits sur la manière dont sa femme lui rabat de jeunes proies, il trouverait aujourd’hui asile sous la couverture au liseré rouge de Gallimard.
On préfère, pour notre part, qu’un collège s’appelle Roger-Vailland plutôt que Michel-Colucci. Mais nous ne sommes pas certains que l’influence méphitique du fantôme de Vailland ne soit pas la principale cause du moment de folie de jeunes filles qui se sont rappelé, un matin de mars, qu’elles étaient des jeunes filles. C’est-à-dire, avant tout, de la poésie en mouvement, selon Vailland lui-même dans La Loi : « Elles portent des robes de linon, citron, émeraude et géranium, chacune gonflée par trois jupons superposés ; quand l’une des jeunes filles trouve un prétexte pour courir quelques pas et se retourner brusquement, la robe, obéissant aux lois de la gravitation, s’ouvre comme une corolle et laisse entrevoir les dentelles blanches des trois jupons. »
À y réfléchir, dans cette histoire, les filles de Vailland ont donné de la Journée de la femme la seule interprétation politique qui puisse convenir aujourd’hui : la séduction, la couleur, le mouvement, le jeu.[/access]
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