« J’ai la mémoire qui flanche / je ne me souviens plus très bien. / Voilà qu’après toutes ces nuits blanches, / il ne me reste plus rien. » On se souvient pourtant, en ce qui nous concerne, de la chanson interprétée par Jeanne Moreau dans les années 1960. Dans notre époque qui vit au rythme du présent perpétuel, le temps de l’info en continu, la mémoire est devenue un enjeu à la fois intime et, d’une certaine manière, politique. Celui qui se souvient ne laissera pas son époque parler pour lui. Dans 1984 de George Orwell, c’est en commençant à écrire un journal intime, dans un recoin de son appartement sordide surveillé par le télécran qu’il est impossible d’éteindre, que Winston Smith accomplit son premier acte de résistance et peut mettre noir sur blanc les falsifications du réel, penser la réécriture permanente de l’histoire opérée par Big Brother et faire échec, au moins pour un moment, à l’amnésie organisée qui est toujours l’arme principale des totalitarismes. Retrouver la mémoire, témoigner pour un lecteur même hypothétique, comme Winston Smith, est la seule condition pour donner un sens à la durée, c’est-à-dire à notre vie qui nous échappe à chaque instant.
C’est pour cela qu’on saluera l’arrivée en format poche de la collection « Le Temps retrouvé » du Mercure de France, qui propose depuis plusieurs décennies des mémoires, des journaux intimes, des récits de voyages, des documents dont les auteurs sont tantôt des personnages historiques, tantôt des anonymes ou des témoins oubliés qui disent leur vérité sur une époque qu’ils ont traversée et sur leur personne par la même occasion.
Les grands de ce monde n’ont pas le monopole de la mémoire
Dans cette livraison, on trouve notamment les Mémoires de Marguerite de Valois, plus connue depuis Dumas sous le nom de la Reine Margot, qui raconte les guerres de Religion et la Saint Barthélemy. Au-delà du document, Marguerite de Valois se rappelle à notre souvenir comme un des grands auteurs de la littérature française capables de dépeindre les convulsions de leur temps et d’en tirer des leçons de sciences politiques formulées avec une précision qui annonce celle des moralistes du Grand Siècle : « Comme la prudence conseillait de vivre avec ses amis comme devant être un jour ses ennemis, pour ne leur confier rien de trop, qu’aussi l’amitié venant à se rompre et pouvant nuire, elle ordonnait d’user de ses amis comme pouvant être un jour ses ennemis. »
Les Mémoires du prince de Ligne, qui avait fui la France au moment de la confiscation de ses terres wallonnes par la Révolution française, appartiennent aussi de plein droit à notre littérature. Ligne écrit, dans un français d’une incroyable pureté, son bonheur paradoxal à traverser le tragique de l’Histoire en séduisant les femmes et en parlant avec les plus grands personnages de son temps, de Voltaire à Rousseau en passant par Catherine de Russie, Marie-Thérèse d’Autriche ou encore Frédéric de Prusse, qui ne sont que quelques noms parmi tant d’autres de l’incroyable bottin mondain que nous a laissé ce guerrier amoureux, ce diplomate styliste admiré notamment, on ne s’en étonnera pas, par Paul Morand : « J’ai toujours tout fait de tout mon cœur. »
Mais les responsables du « Temps retrouvé » savent que les grands de ce monde n’ont pas le monopole de la mémoire. L’abbé Mugnier, par exemple, dont[access capability= »lire_inedits »] le Journal couvre la période 1879-1939, n’était pas un prince de l’Église, tout au plus une figure secondaire de la République des lettres. Seulement, il laisse un témoignage de première main sur une époque où la littérature française passe des symbolistes aux surréalistes, de Huysmans à Cocteau sans oublier Proust, à qui la collection a évidemment emprunté son nom : « Dîné, hier, à l’hôtel Ritz, chez la princesse Soutzo. Avec Marcel Proust, j’ai causé aubépines. » En charge de la paroisse Sainte-Clotilde, au cœur du VIIe arrondissent, en délicatesse avec ses supérieurs qui le trouvaient par trop mondain, détesté par Léon Bloy, l’abbé Mugnier mêle de manière inédite la douceur évangélique et un humour pince-sans-rire, comme lorsqu’il constate, toujours à propos de Proust qui a prévu d’offrir son livre à la princesse de Polignac : « Très flattée, la dame, mais Proust doit donner à ce livre le titre de Sodome et Gomorrhe. »
Plus inconnu encore, à l’autre bout de l’échelle sociale, en plein siècle de Louis XIV, « Le Temps retrouvé » nous fait faire la connaissance de Jean Marteilhe, galérien du Roi-Soleil dont les Mémoires d’un protestant condamné aux galères de France pour cause de religion sont le seul témoignage écrit laissé par un des 38 000 forçats qui furent emprisonnés sur les galères entre 1680 et 1715. Jean Marteilhe, fils de bonne famille protestante, capturé en 1701 alors qu’il fuit les dragonnades dans sa ville de Bergerac, restera treize ans sous la casaque rouge du galérien, avant d’être condamné à l’exil. Ce qui passionne ici, c’est autant le récit à la première personne d’un dissident de l’intérieur, traqué sur les routes de France, que la description presque ethnologique qu’il nous donne des galères, de leur fonctionnement et de la vie épouvantable qu’on y mène : « Enfin, il faut l’avoir vu pour le croire, que ces misérables rameurs puissent résister à un travail si rude ; et quiconque n’a jamais vu voguer une galère, ne se pourrait jamais imaginer, en le voyant pour la première fois, que ces malheureux pussent y tenir une demi-heure. »
Il arrive pourtant, Jeanne Moreau toujours, que la mémoire fasse franchement défaut et que le temps soit impossible à retrouver. David Carr dont les éditions Séguier publient La Nuit du revolver, n’était ni galérien ni prêtre et encore moins aristocrate. C’était un journaliste américain, né en 1956 et mort en 2015, d’un cancer du poumon qu’il avait plus ou moins caché à tout le monde, en s’effondrant dans la salle de rédaction du New York Times. Grand reporter, spécialiste des médias, Carr a aussi été, dès sa jeunesse dans le Minnesota, dealer et toxicomane, pendant des années.
David Carr enquête sur son propre passé pour récupérer une vie largement gommée par l’excès des stupéfiants de toutes sortes
Il fait paraître La Nuit du revolver en 2008 et rencontre un succès immédiat. On annonce une série tirée de ce livre qui forme des « antimémoires » où la première question est comment récupérer une vie largement gommée par l’excès proprement délirant des stupéfiants de toute sorte, David Carr ne faisant pas les choses à moitié, de l’herbe au crack avec aussi des acides pour faire bonne mesure. Le titre du livre fait allusion à ce qui a provoqué chez David Carr le déclic. Il s’aperçoit, en fait, qu’il a reconstruit ses souvenirs pour les rendre supportables et qu’il ne sait plus, à propos d’une nuit de beuverie et de défonce en 1987 avec son meilleur ami, alors qu’il vient de se faire virer du journal où il bosse, si c’est son ami qui l’a menacé d’un revolver , ce qu’il a toujours cru, ou si l’arme lui appartenait, à lui qui s’était pourtant toujours vu comme l’archétype de l’Américain de gauche : « Je ne suis pas du genre à posséder un revolver. C’est un fait certain. […] J’ai été quelquefois du mauvais côté du canon, à me tortiller en demandant aux gens de se calmer. Mais me rendre chez mon meilleur ami avec un flingue dans la poche ? Cela ne correspond pas à mon histoire, celle du garçon blanc qui s’est amusé à faire un tour du côté des habitudes les moins ragoûtantes de l’existence avant de devenir un citoyen honnête. »
Alors David Carr va faire ce qu’il sait faire le mieux. Enquêter comme un grand reporter, avec les méthodes du grand reporter, à la seule différence que le sujet de son investigation, c’est lui. Il se transforme en un Proust, cité plusieurs fois dans le livre, qui aurait échangé la madeleine trempée dans le thé et le défaut du pavage dans la cour de l’hôtel de Guermantes contre « une caméra vidéo, un magnétophone digital et un disque dur externe pour tout sauvegarder. Ces appareils allaient accomplir ce dont j’étais incapable, à savoir tout coder en 0 et en 1, l’enregistrer intégralement et me servir de témoins numériques. »
Mais ce qui fait de La Nuit du revolver un grand livre autobiographique vu au prisme destructeur de l’addiction, dans la lignée par exemple du Dernier Stade de la soif de Frederick Exley, c’est que David Carr, pour reprendre une expression de son patron du New York Times, est « un poète du journalisme ». Il ne se contente pas de nous livrer des documents bruts, il les orchestre pour faire apparaître le destin typique d’un enfant de la middle class américaine avec un père tailleur et une mère instit, déjà portés sur la boisson. Pourtant, ne nous méprenons pas : il n’est pas question pour David Carr de se chercher des excuses dans de quelconques déterminismes ou de mettre sa dérive sur le compte d’une époque encore imprégnée par l’esprit hippie. Au fil des témoignages de ses proches, des rapports de police, des avocats et des médecins, ce qu’il veut avant tout c’est retrouver la mémoire pour pouvoir dire simplement, en toute conscience, la phrase que Pablo Neruda avait choisie pour titre à sa propre autobiographie : « J’avoue que j’ai vécu. »
Mémoires de Marguerite de Valois, éditions du Mercure de France, 2017. Mémoires du prince de Ligne, éditions du Mercure de France, 2017. Journal 1879-1939 de l’abbé Mugnier, éditions du Mercure de France, 2017. Mémoires d’un galérien du Roi-Soleil, éditions du Mercure de France, 2017. La Nuit du revolver de David Carr, éditions Séguier, 2017.
On signalera également, dans la collection « Le Temps retrouvé », les parutions simultanées des Mémoires du Duc de Lauzun, des Actes du Tribunal révolutionnaire, des Mémoires de Madame la duchesse de Tourzel et du Journal de voyage en Égypte de Victor Shoelcher.[/access]
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