Si la réalité dépasse parfois la fiction, c’est que la fiction précède souvent la réalité. La littérature prévoit l’avenir. Cette chronique le prouve.
Il n’est pas étonnant que la fermeture des bistrots ait été vécue comme l’une des conséquences les plus violentes de l’épidémie et qu’on ait pu recueillir autant de témoignages de sainte colère comme celui de Loïc Bouchet, cafetier à Nantes, dans Ouest France : « Je suis en train de crever à petit feu. » La clientèle aussi, si l’on en croit La Voix du Nord, qui a déniché en plein confinement un bistrot clandestin où les consommateurs buvaient dans un silence religieux. Déjà, bien avant le Covid, les bars étaient une espèce en voie de disparition : « En 2015, on ne comptait plus que 36 176 bars dans le pays. Deux fois moins qu’en 1970 », nous apprend France Bleu. Dans ce contexte, l’épidémie ressemble plus à un coup de grâce qu’à un coup du sort.
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Cette disparition programmée ne peut que nous rappeler, en ce mois de novembre dont le troisième jeudi voit revenir le Beaujolais, le délicieux roman de René Fallet, Le Beaujolais nouveau est arrivé, qui date de 1975. L’action se déroule dans un trocson de banlieue, promis à la destruction par des promoteurs qui l’ont cerné d’immeubles pour y entasser des travailleurs qui ne se croiseront plus que dans les couloirs : « Le Café du Pauvre était le plus anachronique débit de boissons de Villeneuve-sur-Marne […] dans le vieux quartier que les fiers habitants des “résidences” appelaient la “Réserve”. […] C’était le bistrot parisien modèle 1930, celui que les films américains délivrent à intervalles réguliers aux spectateurs ébaubis de l’Arizona. » On y trouve un brassage social qui va de l’ancien combattant au cadre sup en rupture de ban en passant par le brocanteur. Sans doute un échantillon représentatif semblable à celui du bar clandestin de Lille.
Que viennent chercher les personnages dans ce Café du Pauvre ? La convivialité, comme dit notre sabir contemporain ? Oui, bien sûr, mais peut-être aussi une forme d’alcoolisme nécessaire au bon fonctionnement des relations humaines et même… du travail ! C’est en tout cas ce que pense Gladys Lutz sur France Culture, psychologue et ergonome, interrogée sur le film danois Drunk, sorti à la mi-octobre, qui remet au goût du jour la théorie « d’un psychiatre norvégien, Finn Skarderud, qui affirme qu’avec 0,5 g d’alcool par litre de sang en permanence, l’être humain décuple ses capacités relationnelles et professionnelles. » Alors proposons, avec René Fallet, ce slogan aux cafetiers dans leur lutte légitime : « Pour travailler bien, ne restez pas à jeun ! »