Un spectre hante la France : la droitisation. Depuis trois ans, la gauche a remporté toutes les élections (régionales, municipales, cantonales, sénatoriales, présidentielles et législatives), mais sa rivale dextriste maîtriserait l’agenda et les termes du débat public. L’identité nationale, l’immigration, le multiculturalisme seraient de faux débats imposés par la droitisation des imaginaires et la volonté de l’UMP de draguer l’électeur FN. De surcroît, la fortune électorale du parti frontiste s’expliquerait par la validation rétrospective de ses thématiques de campagne par une UMP droitisée et tentée par une surenchère « populiste » et « xénophobe ». Cette mise en scène, omniprésente dans les gazettes et les essais à la mode, fait peu de cas des dynamiques idéologiques profondes.[access capability= »lire_inedits »] À les examiner, on se dit par exemple que la montée du Front national n’est nullement le signe d’une droitisation de l’opinion mais plutôt le symptôme paradoxal des mutations de la gauche française, détentrice de l’hégémonie culturelle depuis la fin de la seconde Guerre mondiale[1. Sur l’histoire politique de la gauche française, lire la somme de Jacques Julliard, Les Gauches françaises. 1762-2012 : histoire, politique, imaginaire, Flammarion, 2012, 940 pages, 25 €.]. Plus les médias glosent sur la « droitisation », plus la surenchère des invectives passant de « néoréacs » à « néo-fachos» en démontre le manque de sérieux. A-t-on vu une seule « une » de magazine épinglant les « néogauchistes » ou appelant à faire taire les intellectuels organiques de la gauche radicale ?
En réalité, la chasse aux « droitisés » ne dit pas grand-chose sur l’évolution de la droite, mais beaucoup sur le changement de paradigme de la gauche. Fille du jacobinisme, cette dernière se prétend toujours l’héritière des Lumières et de la Révolution française auxquelles elle a pourtant renoncé au cours des années 1980, troquant son idéal individualiste et universaliste contre le différentialisme culturel et sociétal, à l’œuvre dans les projets de lois sur le mariage homosexuel ou le droit de vote des étrangers aux élections locales. Car quoi qu’en dise le linguiste italien Raffaele Simone[2. Raffaele Simone, Le Monstre doux, Le débat-Gallimard, 2008, 192 pages, 17,50 €], « le patrimoine d’idées et de valeurs partagées qui constitue la mentalité collective » demeure ancré à gauche. Pour preuve, lorsque Nicolas Sarkozy décide de « décomplexer » sa campagne électorale, il nomme comme porte-parole… Nathalie Kosciusko-Morizet, qui s’empresse de se dire « tout sauf conservatrice », d’approuver le mariage gay et d’accorder moult gages à l’électorat bobo-écolo des centres-villes.
Pour Simone, cette « droite nouvelle », qu’il baptise le « Monstre doux », modifie « le paradigme de la culture de masse ». Cette appréciation relève du mirage. En France, la question de « l’immigration zéro » et de l’influence de l’islam dans la société était déjà posée lors des États généraux RPR-UDF en 1990. Elle fit alors l’objet d’une charte signée par Jacques Chirac, Alain Juppé, Philippe Séguin, François Léotard et même François Bayrou, sans que les commentateurs montent sur leurs grands chevaux. De nos jours, qui oserait encore employer le terme « invasion » au sujet de l’immigration, comme le fit Valéry Giscard d’Estaing, ou évoquer, façon Jacques Chirac à la même époque, « le bruit et les odeurs » des immeubles à forte population immigrée ?
Si l’immigration massive et la crise économique suscitent une forme de réaction identitaire portée par les partis nationalistes du Vieux Continent, ceux-ci ne s’appuient pas sur une argumentation raciste mais sur une base culturelle et politique. La demande de protectionnisme économique et culturel répond à la mondialisation de l’économie, qui a détruit les repères nationaux et des frontières jusqu’alors considérées comme protectrices. Dans ce contexte, l’importation de pratiques culturelles opposées à nos principes égalitaires et démocratiques conduit une proportion croissante de la population − 18 % à la présidentielle − à se reconnaître dans le discours critique de Marine Le Pen qui sécurise les individus et propose un retour aux valeurs fondatrices de la société française. L’électorat frontiste aspire très majoritairement à bénéficier d’une protection sociale, économique et culturelle sans que les fantômes du passé (Vichy, l’Algérie française) ou une quelconque théorie raciale ne s’en mêlent.
Gauche-droite/Droitegauche : destins croisés
Dans sa typologie sommaire, Simone fossilise une opposition droite/gauche privée de réalité idéologique. Comment continuer sans rire à reconnaître « la défense de la différence, de la tradition et de la hiérarchie » comme « trait caractéristique de la droite » ? Il y a belle lurette que les œuvres complètes de Joseph de Maistre, Louis de Bonald et Charles Maurras ne figurent plus dans la bibliothèque du militant de droite, aujourd’hui acquis à l’idéologie du progrès technologique, humain, voire sociétal. Toutes choses égales par ailleurs, on observe une évolution comparable au sein de la droite américaine. Entre paléoconservateurs, lecteurs des grands penseurs contre-révolutionnaires européens, et néo-conservateurs, souvent issus de la mouvance trotskiste, qui ont pris le contrôle du Parti républicain depuis une trentaine d’années, la rupture est nette. Tout en approuvant nombre de réformes sociétales (avortement, mariage homosexuel) ainsi que le principe même de l’État-providence, les néo-conservateurs adhèrent à un universalisme abstrait qui leur fait perdre de vue les solidarités communautaires (et l’isolationnisme qui allait avec elles) historiquement constitutives du conservatisme américain[3. Pour plus de détails, lire Le conservatisme en Amérique, comprendre la droite américaine, Paul Gottfried, L’Oeuvre, 2012, 304 pages, 22 €.]. Symétriquement, en France, le mythe diversitaire a basculé à gauche et l’individualisme républicain à droite. Malgré les imprécations de Raffaele Simone, l’« ordre » prôné par Marine Le Pen correspond aux idéaux républicains défendus par la gauche avant son adhésion au multiculturalisme. Lorsque la présidente du Front national dit vouloir un traitement identique pour tous les Français, quelle que soit leur origine, elle défend l’égalité contre le principe de diversité. Quant au différentialisme, assaisonné de sermons sur les joies du vivre-ensemble, la gauche l’a, mutatis mutandis, emprunté à la droite intellectuelle et politique des années 1970 et 1980 qui l’avait conceptualisé, notamment sous la plume de Louis Pauwels, dans les colonnes du Figaro Magazine, pour s’opposer à l’immigration et au métissage.
On comprend que l’intelligentsia n’ait guère envie de reconnaître la migration de l’idée républicaine de gauche à droite. L’émergence d’une mouvance différentialiste d’extrême gauche, notamment incarnée par le Parti des Indigènes de la République (mais aussi par les Indivisibles de Rokhaya Diallo), a de quoi faire réfléchir. Récemment arrivés dans le milieu antiraciste, obsédés par le combat contre l’« islamophobie » et la mainmise des « souchiens » sur une France intrinsèquement « colonialiste », ces rejetons indignes de Frantz Fanon se prennent pour l’avant-garde de la « nouvelle radicalité ». Alors que le « racisme anti- Blanc » était jusqu’alors dénoncé comme une invention de l’extrême droite, sa récente reconnaissance par la Licra marque un tournant. L’association antiraciste vient en effet de se constituer partie civile dans le procès de l’agresseur d’un usager du métro parisien qui avait traité sa victime de « Sale Blanc, sale Français ! » et s’apprête à consacrer son prochain congrès annuel à cette forme de racisme également reconnue par le MRAP. Autant dire que les cartes de la gauche antiraciste sont aujourd’hui rebattues − au grand dam des Indigènes de la République.
Le PIR n’est jamais sûr
Cette rupture avec l’hémiplégie de l’antiracisme institutionnel remet en question la stratégie du Parti socialiste en 2012. Sur fond d’anti-sarkozysme et de sursaut « anti-islamophobe » des banlieues, François Hollande avait appliqué avec succès la martingale électorale définie par le think-tank progressiste Terra Nova : additionner les voix des « bobos » des centres- villes et les suffrages des enfants de l’immigration. Dans la perspective des prochaines élections locales, l’impopularité du couple exécutif et un possible regain de participation risquent fort d’enrayer l’équation gagnante de la présidentielle, a fortiori si le projet de droit de vote des étrangers est enterré. Cette nouvelle donne pourrait inciter la gauche à se réancrer dans le camp de l’égalité, à rebours de ses errements multiculturalistes.
Il serait alors comique que les traqueurs de la « droitisation » reviennent aux bonnes vieilles recettes égalitaires pour rafler les voix des « petits Blancs ». Après tout, l’Histoire ne se répète-t-elle pas, « la première fois comme tragédie, la deuxième fois comme farce »[4. Karl Marx, Le 18-Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte, Mille et une nuits (réed. 1997).] ?[/access]
*Photo : UMP.
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