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A la recherche de la colère perdue


A la recherche de la colère perdue

A l’origine, cette colère relève de ce que vous appelez les affects « thymotiques » qui constituent des moteurs pour la civilisation, tels que la fierté, l’estime de soi, l’ambition (encore que la colère d’Achille est plutôt destructrice). Comment se sont-ils transformés en ressentiment ?
Au départ, c’est une énergie douée d’une sorte d’explosivité naturelle. Elle est destinée à se montrer et à se décharger immédiatement, ce qui permet au porteur de la colère de se nettoyer – c’est connaître le bonheur de la catharsis. L’accumulation primitive de la colère commence au contraire quand il y a rétention d’une colère non exprimée. Alors, elle devient habituelle, venimeuse, elle envahit le système symbolique : bref c’est une affaire de longue haleine qui nourrit le revanchisme des perdants. Partout où il y a des vaincus non assimilés par les gagnants, la survie s’organise sous le signe de revanche. On résiste pour mieux frapper le moment venu.

Oui, mais avec le monothéisme, le moment ne vient qu’après la mort, ce qui, somme toute, fait assez peu de dégâts.
Ce qui m’intéresse est précisément la transformation métaphysique de ce sentiment. Elle est soutenue par l’idée d’une justice transcendante dont les Juifs ont d’ailleurs hérité des Egyptiens. La conviction que le cœur des individus sera pesé devant le tribunal des morts est un mythe d’une force inouïe. Elle va connaître un succès planétaire avec le christianisme.

Vous citez l’incroyable texte où Tertullien engage les nouveaux chrétiens à renoncer aux jeux du cirque en leur promettant un spectacle beaucoup plus excitant au paradis.
Il leur dit : « Si vous renoncez ici-bas, vous aurez des horreurs bien plus satisfaisantes là-haut. » L’Eglise a bien fait de planquer ces délires du ressentiment.

Il y a pourtant quelque chose de très civilisé dans ce deal chrétien qui riposte aux offenses réelles par des supplices futurs – et très hypothétiques.
Oui, ces horreurs promises fournissent une satisfaction imaginaire tandis que les horreurs réelles restent non compensées. Dans ce sens, je propose une réévaluation du travail nietzschéen. Cent vingt ans après la Généalogie de la morale, il était temps de repenser l’analyse du ressentiment et de rendre justice à cet affect peu apprécié. Avouons qu’il existe un ressentiment justifié et qu’il serait moralement et psychologiquement absurde de demander à ceux qui ont souffert d’une injustice d’adopter immédiatement une position sereine. Il y a une bonne indignation qui va avec la contestation d’une injustice. Mais le ressentiment peut aussi aller jusqu’à la haine généralisée de tous et de tout.

Surtout qu’aujourd’hui, on éprouve du ressentiment pour les souffrances vécues par ses ancêtres.
Les choses se gâtent quand l’accumulation naïve cède la place à une gestion plus sophistiquée des avoirs en colère et qu’on assiste à la création d’une véritable banque de la colère. Le caractère problématique de celle-ci tient au fait qu’elle permet de stocker des ressentiments, de les régénérer sous des formes symboliques et de les transmettre de génération en génération. On ne dépose pas seulement à la banque les avoirs en colère qu’on a mis de coté soi-même, la mémoire des injustices dont on a été la victime, mais aussi celles dont on a hérité. On s’enrichit dans le trafic moral en se constituant ainsi un capital de colère qu’on peut ensuite investir dans une entreprise de reproche. Dans ce livre, j’ai tenté d’expliciter les règles de fonctionnement du marché du moralisme.

En somme, le banquier fait fructifier la colère de ses clients, sans nécessairement leur demander leur avis sur les placements. D’où votre description du communisme comme une banque mondiale de la colère.
La Révolution russe a pu mobiliser des flots de colère, de révolte et de contestation énormes. Malgré le rapport relativement affectueux de la masse populaire des Russes avec les Romanov, le sentiment anti-tsariste était considérable. En plus, il y avait des groupes riches en colère comme les travailleurs de l’industrie, peu nombreux d’ailleurs. Mais Lénine ne pouvait pas attendre le moment où il aurait pu légalement acquérir la majorité au Conseil d’administration de sa banque. La Révolution russe a très bien montré comment une minorité d’actionnaires résolus peut se mettre à la tête de l’entreprise, accumuler tous les capitaux en colère, et même contraindre les masses à en produire davantage. Et s’il n’y a pas assez de colère, on peut ajouter de la peur et de l’angoisse.

La nouveauté radicale, c’est que le banquier a droit de vie et de mort sur les épargnants.
Pendant 2000 ans, les archives divines ont collecté des données sur les méfaits commis par les êtres humains, non pas pour les réinvestir mais pour posséder une documentation suffisante au moment critique : le dernier jugement. Le chef de cette entreprise était un Dieu qui, à sa façon, avait le privilège de faire le tri entre ceux qui doivent vivre et ceux qui doivent mourir. Il était le seul à être exempté du cinquième commandement. La tragédie commence au moment ou ce privilège strictement divin a été transféré aux successeurs terrestres de Dieu. Le communisme s’est arrogé le droit de jouer le rôle de l’ange exterminateur. C’est ce transfert du privilège de tuer qui constitue le fait de base de ce qu’on appelle fascisme. Lénine a proclamé que « c’était un crime de ne pas vouloir se salir les mains ». Le moment critique de l’Histoire venu, ce serait un crime de refuser de commettre des crimes. La marque de fabrique de l’homme de l’avenir est qu’il trouve doux et honorable de tuer pour la révolution comme chez les enfants du passé il était doux et honorable de mourir pour la patrie. L’honneur passe du côté du meurtre actif.

L’avenir radieux, le jugement dernier, ici et maintenant. C’est ce qu’on appelle un passage à l’acte sur grande échelle.
Tout commence par l’expropriation de ceux qui possèdent trop de temps de vie. Boris Groys parle d’un groupe d’artistes qui s’appelaient immortalistes ou bio-cosmistes dont nous, simples lecteurs de l’histoire des idées de la révolution, ne connaissions pas l’existence. Pour ceux-là, il fallait supprimer la propriété privée en temps de vie, faute de quoi le communisme ne se réaliserait jamais. Il fallait postuler non pas la longévité pour tous mais l’immortalité pour tous. Ou alors tout le monde resterait coincé dans cette petite bourgeoisie de propriétaires de temps de vie.

On n’est pas condamnés à choisir entre le christianisme et le fascisme. Il doit bien exister des utilisations raisonnables de la colère accumulée.
Dans le cadre d’une théorie générale d’une gauche internationaliste, il est important de comprendre qu’il y a toujours eu une bonne utilisation de la colère. Bien sûr, je raconte l’histoire d’une immense fraude – mais là où il y a de la fraude, il devrait y avoir aussi des affaires sérieuses. Celles-là sont la mission de la gauche classique : elle devrait transformer tous les avoirs en colère, y compris le ressentiment, la haine et tous ces sentiments sordides par une politique de prise de conscience de soi, bref transformer les énergies suspectes en énergies nobles. On dépose sa colère et on reçoit des dividendes en dignité. Le secret de la gauche classique c’était la division du travail entre les pauvres diables qui ont déposé leurs petites économies à la banque et les dirigeants qui n’ont pas de colère propre mais d’autant plus d’ambition.

En France, les partis de gauche ne veulent pas de n’importe quelle colère. Ils aiment par exemple celle des victimes du colonialisme et assez peu celle des victimes du libéralisme.
L’implosion de la gauche française s’est manifestée pendant les émeutes de 2005. Il n’y avait pratiquement personne pour s’intéresser à une politisation raisonnable de ce genre de tensions. On a désappris l’art de la collecte politique de la colère. Omniprésente, elle s’est dépolitisée et transformée en malaise dans la civilisation de consommation. Tout le monde se plaint de tout le monde. On ne voit plus comment mobiliser les énergies dans la bonne direction. Cette gauche hésite entre une révolte vide et un ritualisme sentimental.

Peut-être le spectacle de la colère est-il devenu plus important que la colère.
Cela prouve que dans le domaine de la colère, il existe un marché spéculatif où l’on fait des affaires avec des produits dérivés. On parle d’images, d’emprunts dans l’imaginaire. Cela fait longtemps que la gauche française ne possède plus d’authentiques capitaux, elle se contente de spéculer sur ce produit suspect qu’est l’indignation à bon marché dont il existe probablement une industrie plus performante en France qu’ailleurs. Les indignationnistes constituent une branche nouvelle sur le marché moral mondial. Ce qui nous renvoie aux mystères de la nullité de la gauche française.

Pour vous, la gauche française est empêtrée dans son incapacité à revenir sur ses liens avec le totalitarisme communiste et son refus acharné de faire le deuil de l’utopie révolutionnaire. Si l’on renonce à cela, il ne reste qu’un pragmatisme qui n’est guère exaltant.
On n’a jamais fait la critique du snobisme extrémiste qui sévit toujours parmi les intellectuels et qui se fonde sur cet immortel romantisme de la rupture radicale. Or, n’oublions pas qu’on a suffisamment mis à l’épreuve ce genre de politique. La seule perspective qui nous reste regarde l’amélioration des modalités de la redistribution des richesses dont la société moderne dispose abondamment. Il faut renoncer au ressentiment révoltiste et essayer de « thymotiser » le capital. Elaborons une culture où la richesse n’est pas l’expression de l’avidité mais de la fierté. Ce sentiment émane de la conscience du savoir créer et du savoir donner. Il existe partout des êtres humains équipés pour cela, surtout parmi les petites gens, mais aussi parmi les riches. On a étouffé la générosité populaire en haut et en bas sous le poids de l’impôt forcé. Le don forcé ne vaut rien de bon à notre éco-système moral, ni aux donneurs qui agissent sous la contrainte, ni aux receveurs qui pensent qu’on leur doit encore plus. Avec l’impôt, la générosité cesse d’être une nécessité vitale. Il faut que l’Etat cesse d’en appeler à notre avidité plutôt qu’à notre générosité.

Propos recueillis par Elisabeth Lévy.

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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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