C’est le spectacle lyrique le plus attendu de cette rentrée. Avec la mise en scène très clivante de Kirill Serebrennikov
Tous les cinéphiles gardent en mémoire la fameuse séquence de l’apparition d’un Louis II de Bavière emmitouflé dans ses fourrures, sous les traits grimés de Helmut Berger, à bord d’une nacelle évoquant les cygnes de Lohengrin, et qui se meut silencieusement sur l’onde, dans une grotte artificielle, sous la lueur dorée des torchères. Pour le roi solitaire, l’orchestre joue le prélude de l’opéra.
Féérie wagnérienne revisitée
Avec Kirill Serebrennikov, nous voilà bien loin de Ludwig ou le crépuscule des dieux, ce chef d’œuvre de Visconti (1973). Serebrennikov ? Les films Leto (2018), La Fièvre de Petrov (2021), La femme de Tchaïkovski (2022), sans compter Le Moine noir, adaptation d’une nouvelle de Tchekhov portée sur les planches au Palais des Papes, en Avignon, la même année… Sous les auspices du fécond cinéaste et metteur en scène russe aujourd’hui exilé à Berlin, la féérie wagnérienne se trouve revisitée de part en part, au prisme de la guerre qui ravage l’Ukraine.
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Après Le Vaisseau fantôme et Tannhaüser, Lohengrin, composé entre 1848 et 1850, est le dernier opéra « romantique » du futur maître de Bayreuth. Inspiré du Parzifal de Wolfram von Eschenbach, de la chanson de geste et des Légendes allemandes écrites à l’orée du XIXème siècle par les frères Grimm, il donnera naissance au « Chevalier au cygne ». Accusée du meurtre de son frère, la princesse Elsa von Brabant sera sauvée par Lohengrin, l’envoyé du Graal qui lui est apparu en rêve, mais à condition de ne jamais lui demander ni son nom, ni son origine… Elsa va trahir son serment.
Débarrassé des oripeaux d’une tradition surannée, Serebrennikov s’affranchit à peu près totalement des indications du livret, pour livrer une interprétation résolument contemporaine de l’œuvre, à distance radicale de la lecture qui fait des personnages de Friedrich von Telramund et de sa femme Ortrud les « monstres » du drame, et de Lohengrin un guerrier sans tache : à l’enseigne du scénographe russo-ukrainien, le Chevalier au cygne n’est jamais ici que la projection fantasmatique d’une Elsa psychiquement perturbée ; Ortrud dirige la clinique psychiatrique où elle est incarcérée, tandis que son époux, psychiatre militaire, résiste à la tentation belliciste dont un Lohengrin en treillis de camouflage sera le héraut et l’instrument.
Plateau funèbre de toute beauté
Accompagnant le célèbre prélude, un film en noir et blanc, projeté sur un vaste écran aux contours floutés, suit au ralenti les pas d’un archange – soldat que tente de retenir à soi un bras féminin, depuis le dense entrelac d’une futaie germanique, jusqu’au ponton d’un lac dans les eaux lustrales duquel, se dénudant, il se jette, nous dévoilant deux ailes d’ange tatouées sur ses omoplates. Tout au long du spectacle, le décor d’Olga Pavluk (laquelle avait déjà signé ceux de Parsifal et du Moine noir) se compartimentera en quadrilatères autours lesquels se greffent les vidéos du fidèle Alan Mandelshtan – visages d’éphèbes-soldats, jeunes athlètes au torse maculé de tatouages, cadrages serrés sur des mains de jeunes conscrits éplorés, aux ongles noirs… Présences spectrales, éthérées, associées à des griffures abstraites qui envahissent les écrans… Au deuxième acte, divisé en trois espaces – soldats en treillis au réfectoire, à gauche ; mutilés dans leur lit de douleur au centre ; morts, à droite, avec la perspective des casiers funéraires de la morgue, puis les âmes des trépassés qui se lèvent, corps de garçons nus, debout, s’échappant avec lenteur vers le fond de la scène : plateau funèbre de toute beauté. Au troisième acte, les dépouilles s’accumulent, déposées au sol du proscenium dans leur sac de toile noire, sur le long duo sublime Elsa/Lohengrin, chant d’adieu du héros, en vers décasyllabiques, apothéose de l’opéra : « Getrennt, geschieden sollen wir uns sehn:/ Dies muss die Strafe, dies Sühne sein ! » (« Il nous faudra être séparés, éloignés : telle doit être la punition, telle l’expiation »).
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Ovation délirante
Piotr Beczala, 56 ans, a déjà par trois fois occupé le rôle-titre de Lohengrin: à Bayreuth en 2018, suite à la défection de Roberto Alagna ; à Vienne en 2020 ; et à New- York encore. Autant dire qu’il y est à son affaire. Quoiqu’originellement plus belcantiste que wagnérien, le ténor polonais domine cette partition incroyablement exigeante avec une suavité, un phrasé, une richesse de timbre souverains. La soprano sud-africaine Johanni Van Oostrum incarne quant à elle une Elsa merveilleusement languide (en alternance avec Sinéad Campbell-Wallace), tandis que l’immense baryton Wolfgang Koch campe un Tetramund en acier trempé. Au soir de la première, pour le rôle du roi Henri, la basse coréenne Kwangchul Youn, souffrant, était remplacé, « au pied levé » comme on dit, à la perfection par un Tareq Nazmi hiératique. Enfin, la soprano suédoise Nina Stemme figure une Ordrud d’une remarquable intensité, probablement à l’égal de la mezzo-soprano russe Ekaterina Gubanova qui la relaiera à partir du 18 octobre. Si essentiels dans Lohengrin, les chœurs « maison » de l’Opéra de Paris, comme toujours sous la houlette de Ching-Lien Wu, résonnent magnifiquement, dans un accord quasi-parfait avec l’orchestre. Le public ne s’y est pas trompé, qui, se mettant debout comme un seul homme, a réservé, en ce samedi 23 septembre, une ovation délirante à cette distribution. Le parti pris très affirmé du téméraire Kirill Serebrennikov ne rencontre certes pas tous les suffrages – quoi de plus normal : au cinquième rappel, lorsque l’homme vêtu de noir et coiffé d’une casquette vient à son tour saluer la salle comble de l’Opéra-Bastille, quelques puissantes huées résonnent au milieu de la liesse et des applaudissements… Clivant, Serebrennikov ? La rançon du génie, sans doute.
Lohengrin. Opéra romantique en trois actes de Richard Wagner. Direction Alexander Soddy. Mise en scène Kirill Serebrennikov. Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris. Avec Kwangchul Youn (Heinrich der Vogler), Piotr Beczala (Lohengrin), Johanni van Ostrum/Sinead Campbell-Wallace (Elsa von Brabant), Wolfgang Koch (Friedrich von Teiramund), Nica Stemme/Ekaterina Gubanova (Ostrud), Shenyang (Der Heerufer des Königs)…
Opéra Bastille, les 27, 30 septembre, 11, 14, 18, 21, 24, 27 octobre à 19h.
Durée : environ 4h20.
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