C’est la faute à Rubens


C’est la faute à Rubens

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Longtemps, je l’avoue, j’ai éprouvé une difficulté avec Rubens. Ses cascades de grosses dondons boursouflées, sa peinture au kilomètre, ses compositions surchargées, tout chez lui me semblait détestable. Et puis, j’ai lentement évolué. Il y a d’abord eu ce livre étonnant de Philippe Muray, La Gloire de Rubens. C’est là que j’ai commencé à regarder les œuvres du maître flamand avec attention. Avec l’exposition « Sensation et sensualité. Rubens et son héritage », le Bozar de Bruxelles lui consacre un accrochage passionnant.

Sur les cimaises, les représentations d’enlèvements de beautés nues par des guerriers ou des satyres alternent avec des bacchanales en petite tenue. Après L’Enlèvement de Proserpine, on enchaîne avec L’Enlèvement des filles de Leucippe. La Licence des Andriens (habitants d’une île légendaire où coule le vin) succède au Jardin de l’amour, etc. Rubens n’y représente pas l’acte sexuel proprement dit, mais on y est presque. A minima, des femmes en troupeau font pigeonner leur poitrine, mais, la plupart du temps, elles exhibent sans chichis tous leurs appas. On boit, on danse, on pisse, on plonge la main dans le décolleté des dames, on se pelote, on s’enlève. Il s’agit, paraît-il, de scènes mythologiques, mais l’ambiance de la partouze pure et simple affleure de partout. Difficile de trouver dans l’histoire de l’art, même au XXe siècle, un artiste aussi direct. [access capability= »lire_inedits »]

De son vivant déjà, Rubens est un choc pour les artistes, tout particulièrement en France. La présence à Paris, au milieu du XVIIe siècle, du Grand Jugement dernier sème le trouble. Les contemporains du peintre sont stupéfaits par cet ahurissant Niagara de corps dégoulinant sur plus de six mètres de haut. Un spectacle terrifiant et fascinant pour les uns, l’apothéose du mauvais goût et de la vulgarité pour les autres. Les peintres français se fracturent en deux camps : rubénistes contre poussinistes – la liberté, l’imagination et le jeu sensuel des matières contre la primauté du dessin et de la morale. Toute l’histoire de la peinture est traversée par cette opposition qui n’en finit pas.

La façon dont Rubens pratique la peinture a également quelque chose de sensuel et d’instinctif. Il jette sur son support des coups de pinceau tournoyants et des jus bruns. Il s’attaque à toutes les parties de la toile en même temps et les fait évoluer ensemble. Puis il pose des couleurs et des lumières pour rehausser la composition et détacher les volumes. On passe insensiblement de l’esquisse à la peinture. L’œuvre s’achève en laissant voir en beaucoup d’endroits les dessous bruns qui unifient les divers composants, telle la sauce liant le ragoût. Cette manière de peindre contraste avec une pratique courante consistant à finaliser un fragment, puis l’autre, par exemple la manche, puis le visage. De plus, en amont de leurs réalisations, nombre d’artistes ont recours à des processus complexes d’appropriation du réel, combinant instruments d’optique et sens aigu de l’observation. Le réalisme est à ce prix. Rubens incarne, au contraire, une forme de peinture plus libre et faisant la part belle à l’improvisation à jet continu.

Ce n’est pas un hasard si le jeune Delacroix (1798-1863) se forme pour une bonne part en copiant des Rubens. Ses débuts ont en effet lieu à une période où le néoclassicisme et le culte de la raison réfrigèrent la spontanéité des artistes. Cependant, à force d’imiter ce maître, Delacroix adopte un mode de composition original dans son contexte. Dans une sorte de transe, il jette sur sa toile des taches et fait naître des flux tourbillonnants. Ensuite, les choses se précisent graduellement, mais sans perdre leur dynamique initiale. Une bonne part de la peinture du xixe siècle en résulte.

Le parcours Rubens du Bozar de Bruxelles est prolongé par de nombreuses œuvres de sa postérité supposée. Delacroix y a évidemment toute sa place, mais aussi nombre d’autres artistes européens tels Reynolds, Böcklin, Makart, etc. J’ai été tout de même un peu contrarié de ne trouver là aucune peinture contemporaine. Cette veine dionysiaque qui a refleuri au fil des siècles sous des formes si variées s’est-elle tarie ? Je me suis demandé à quoi pourrait ressembler un rubensien d’aujourd’hui qui aurait une vision plus actuelle du corps humain.

Un début de réponse à cette question m’a été donné par l’exposition Terry Rodgers « Radical  continuity », à la galerie Aeroplastics de Bruxelles. Il s’agit d’un peintre américain né en 1947, connu pour ses grandes compositions de parties dévêtues rehaussées de textiles porno chic. Sa peinture a quelque chose de baroque par sa profusion et ses enchevêtrements. Sa fascination pour les corps de jeunes privilégiés en bonne santé peut toutefois paraître aguicheuse. Cependant, elle exprime assez bien (peut-être involontairement) la futilité inhérente à un certain idéal de vie moderne. Ses protagonistes ont un destin de simples figurants. Ils font penser à des bancs d’ablettes, chacune virevoltant à côté de sa voisine, frétillante, argentée, mais dénuée de toute possibilité de communication interpersonnelle. Les œuvres de cet artiste sont impressionnantes. Elles laissent néanmoins un sentiment étrange, à la fois excitant et refroidissant.

Pour se confronter au souvenir de Rubens, il aurait été bien, également, de tomber sur des œuvres d’Eric Fischl, cet autre peintre américain passionnant (né en 1948). Malheureusement, il y a longtemps que je n’ai pu apprécier de visu l’une de ses productions. Il est cependant facile de le suivre sur Internet (www.ericfischl.com). Fischl pratique une peinture naturaliste et expressionniste très brillante. Il jette un regard étonnamment lucide sur nos contemporains. Il peint les humains avec l’évidence d’un artiste animalier. Ses nus sont réalistes jusqu’à l’extravagance. Il fait sentir à quel point notre destin est de devenir de plus en plus laids physiquement mais aussi moralement. Le sentiment de la chute se lit dans la trivialité de ses corps. Son inoubliable série Scenes of Late Paradise exprime la perdition dans le monde actuel avec autant de vérité que les damnés de Rubens dans le contexte de la Contre-Réforme.[/access]

 

Rubens, Bozar, Bruxelles, jusqu’au 4 janvier 2015.

Terry Rodgers, galerie Aeroplastics, Bruxelles (sur rendez-vous).

Novembre 2014 #18

Article extrait du Magazine Causeur



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est écrivain. Dernier ouvrage paru : Précipitation en milieu acide (L'éditeur, 2013).

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