Dans son intervention à l’Eastern Economic Association, Paul Krugman, prix Nobel d’économie, s’interroge sur l’aveuglement des économistes face à la crise. L’auteur pense que sa profession est destinée à se tromper. On ne le contredira pas.
Plusieurs facteurs contribuent à cet aveuglement.
1) Le premier est la croyance en l’efficacité des modèles économiques. (Sur l’inanité du modèle standard à partir duquel raisonne l’écrasante majorité des économistes, on lira l’ouvrage d’André Orléan, L’Empire de la valeur, un chef d’oeuvre de clarté).
2) Le second est l’insensibilité historique que la confiance en la validité scientifique de ces modèles génère (Les spécialistes sont toujours très étonnés que l’Histoire puisse ne pas correspondre à leur plan).
3) Le troisième tient à l’organisation de la profession elle-même. Fignoler des modèles farfelus dans son coin ne suffit pas : les enseigner à des générations d’économistes, voilà ce qui permet d’inscrire la bêtise dans le marbre, voilà ce qui permet de faire de son propre aveuglement une règle d’or. En raison de ces trois facteurs (qu’il serait déraisonnable de vouloir limiter à un nombre aussi modeste) Krugman se montre très inquiet.
Les économistes sauront-ils se montrer à la hauteur d’un évènement qu’ils n’avaient pas prévu ? Comment se réconcilier avec l’Histoire ? Entre le profane qui n’y comprend rien et le professionnel qui n’y voit goutte, l’affaire paraît effectivement mal engagée.
Retournant l’argument contre lui-même, l’auteur constate qu’il fait partie de la corporation et que cette appartenance est une forme de malédiction. Krugman pense que ce qui fait de lui un économiste est justement ce qui l’empêche de trouver une solution. Son intervention à l’Eastern Economic Association prend donc, très logiquement, la forme d’un appel au secours.
Comme tous les cris de désespoir, cet appel à ceci de d’émouvant qu’il ne sera entendu par personne. La tragédie du savoir économique, qui est une tragédie shakespearienne où les meilleurs économistes jouent le rôle d’Othello, ne connaîtra pas de fin heureuse, parce que le destin d’une profession ne consiste pas à comprendre la réalité – de même que la sophistication mathématique des modèles n’a pas pour but de comprendre le monde, mais de renforcer la croyance des économistes en leur propre lucidité, qui est aussi leur propre perdition.
La pièce serait divertissante si les hommes politiques n’avaient décidé de se laisser guider par des aveugles. Dans la version bruxelloise du fatum, ceux qui pourraient agir ont décidé de s’en remettre à l’avis de ceux qui n’ont rien vu. Cette admirable décision conduit d’ores et déjà, comme on peut voir, à une récession généralisée. Elle devrait affecter l’ensemble des acteurs économiques, car, dans une tragédie bien construite, tout le monde en prend pour son grade.
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