Les millions libyens de Nicolas Sarkozy sont introuvables. On voit mal pourquoi l’ancien Président, donné favori dans les sondages des mois avant l’élection de 2007, aurait eu besoin de l’argent de Kadhafi. Et on comprend encore moins pourquoi il aurait déclenché une guerre contre un dictateur qui pouvait le balancer. Bref, c’est un crime sans cadavre, sans mobile. Mais avec un coupable désigné d’avance.
Ce n’est plus une instruction, c’est une cathédrale.
Depuis l’ouverture en avril 2013 d’une information judiciaire contre X pour corruption, l’enquête sur les présumés financements libyens de Nicolas Sarkozy s’est ramifiée, élargie, prolongée, au point que, pour beaucoup de Français, il est désormais vaguement acquis que l’ancien président de la République a accepté les millions de Mouammar Kadhafi pour financer sa campagne en 2007. Or, à ce jour, malgré l’acharnement de juges et de journalistes qui semblent avoir voué leur vie à faire condamner l’ancien président, pas la moindre preuve ! Les juges font du surplace à propos de ce supposé pacte présumé de corruption. Nicolas Sarkozy a été condamné à trois ans de prison dont un an ferme (avec appel suspensif) en mars 2021, mais pas du tout pour avoir touché de l’argent de la Libye: le tribunal correctionnel l’a condamné pour avoir envisagé (oui, seulement envisagé) de pistonner un magistrat, afin de lui soutirer des informations sur les enquêtes en cours, le tout longtemps après avoir quitté l’Elysée.
Des affirmations extraordinaires nécessitent des preuves extraordinaires, disait l’astronome Carl Sagan. En l’occurrence, il s’agit de prouver que le président de la septième puissance mondiale, membre du Conseil permanent des Nations unies, a été acheté par un dictateur sanguinaire et baroque, rien que ça. Selon le quotidien italien La Repubblica, qui semble prendre pour argent comptant les allégations de Mediapart, « rien de tel n’est arrivé depuis le maréchal Pétain, qui trahit la France en collaborant avec les nazis [1]».
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Ces preuves existent-elles ? De nombreux médias tentent de le faire croire. Ils présentent des « éléments troublants » comme autant d’avancées vers Nicolas Sarkozy, roi désormais sans défense, acculé dans un coin de l’échiquier, tout proche de l’échec et mat. Causeur a pu consulter les procès-verbaux d’audition, qui ont largement circulé dans la presse parisienne, en particulier chez des journalistes qui semblent avoir fait de la chute de l’ex-président une cause sacrée: ces PV totalisent des milliers de pages. Avec un peu de mauvaise foi, n’importe qui peut, effectivement, en extraire des passages qui accablent apparemment Nicolas Sarkozy. Il suffit pour cela de laisser de côté les innombrables éléments montrant la fragilité de l’instruction sur le cœur du dossier. Les investigations à tiroir sur le financement de la première présidentielle de Nicolas Sarkozy ont fait remonter des zones d’ombre. Il est probable que de l’argent sans existence officielle a circulé lors de cette campagne [2], à hauteur de quelques dizaines, peut-être quelques centaines, de milliers d’euros. Cinquante millions d’euros libyens, c’est autre chose. Tous les observateurs qui se sont penchés sans a priori sur le dossier font le même constat : quatre questions élémentaires restent sans réponse depuis le premier jour. Pourquoi Sarkozy aurait-il accepté un argent dont il n’avait pas besoin ? Pourquoi Kadhafi aurait-il payé ? Pourquoi n’a-t-il pas dénoncé Sarkozy quand celui-ci l’a fait bombarder ? Où sont passés les millions libyens ?
Pourquoi Nicolas Sarkozy aurait-il pris le risque de remettre son sort entre les mains de Kadhafi ?
Selon Mediapart, le pacte de corruption aurait été conclu en Libye, le 6 octobre 2006, et couché sur papier trois jours plus tard (voir notre résumé de la saga, page suivante). Nicolas Sarkozy aurait été représenté par Brice Hortefeux, alors ministre délégué aux collectivités locales. Or, Brice Hortefeux a prouvé qu’il ne pouvait pas se trouver en Libye le 5 octobre et, le 6 octobre à 17 h 30, il remettait une décoration à un élu local dans le Puy-de-Dôme. Peu importe : les magistrats retiennent la thèse de l’aller-retour Tripoli-Montpeyroux dans la journée. Pourquoi les sarkozystes auraient-ils montré tant de hâte ? À l’époque, les sondages donnent Nicolas Sarkozy vainqueur au deuxième tour l’année suivante face à n’importe quel candidat, avec cinq à douze points de marge. Nicolas Sarkozy a systématiquement fait figure de favori pour la présidentielle 2007. Aucun sondage ne l’a jamais donné perdant. Or, pour accepter l’argent libyen, il aurait fallu être aux abois. Tous les observateurs savaient Kadhafi imprévisible. Nicolas Sarkozy avait eu affaire à lui, dans le cadre des négociations pour la libération d’infirmières bulgares, injustement accusées d’avoir propagé le sida en Libye. Il considérait le dictateur comme un psychopathe. Or, même ses pires ennemis en conviennent, Nicolas Sarkozy est un tacticien expérimenté et prudent. Il avait d’autant plus de raisons de l’être, en 2006, que le président de la République, Jacques Chirac, et le Premier ministre, Dominique de Villepin, n’étaient pas de ses amis. Ils avaient leurs réseaux dans le renseignement français, comme dans le monde arabe : leur ministre de l’Intérieur aurait-il pris le risque de se vendre à Mouammar Kadhafi sous leur nez ?
Pourquoi Kadhafi aurait-il financé la campagne de Nicolas Sarkozy ?
Kadhafi était peut-être fou, mais personne n’a jamais dit qu’il était idiot. S’il a acheté Nicolas Sarkozy, il n’en a pas eu pour son argent. Selon l’explication la plus fréquemment citée, le dictateur voulait que la France réhabilite la Libye sur la scène internationale. Dans cette perspective, la visite à grand spectacle de Mouammar Kadhafi à Paris en décembre 2007, une fois Nicolas Sarkozy élu, aurait constitué un renvoi d’ascenseur. Elle a effectivement contribué à restaurer le crédit du Guide mais à la marge, tant la réhabilitation internationale de la Libye était déjà bien engagée. En septembre 2003, les Nations unies lèvent les sanctions prises contre le pays, qui a fait amende honorable à propos de son soutien passé au terrorisme international. Tony Blair rencontre Kadhafi dès mars 2004. En mai 2006, les États-Unis renouent leurs relations diplomatiques avec Tripoli.
Même en se limitant au côté français, le réchauffement n’a pas été décidé par Nicolas Sarkozy. Jacques Chirac s’est rendu à Tripoli en novembre 2004. Dès lors, la Libye n’avait plus de raison particulière d’acheter le futur président français. Le contraire serait plus plausible (Sarkozy soudoyant Kadhafi), car à l’époque, nos industriels se bousculaient dans les antichambres du pouvoir libyen pour décrocher des contrats !
L’hypothèse du nucléaire civil a été avancée par Mediapart, reprise par Le Monde, L’Obs… Kadhafi voulait des centrales. Comptant sur Nicolas Sarkozy pour faire passer les feux au vert côté français, il l’aurait acheté dans ce but. « Nicolas Sarkozy, à peine élu, a offert une collaboration quasi inconditionnelle au régime libyen » dans le domaine du nucléaire, écrivait Mediapart le 11 mai 2012. Seul hic, mais de taille, l’accord de coopération franco-libyen « dans le domaine des applications pacifiques de l’énergie nucléaire » a été signé avant le pacte présumé de corruption, en juin 2005, en toute transparence, avec l’accord du Parlement français. Par ailleurs, le 20 octobre 2005, la Libye avait signé un accord portant sur la fourniture d’uranium faiblement enrichi pour réacteur nucléaire avec la Russie. En achetant Poutine ?
Pourquoi le colonel Kadhafi n’a-t-il pas produit les preuves de ses largesses, quand il le pouvait encore ?
Selon un témoin libyen cité par Fabrice Arfi et Karl Laske dans leur livre Avec les compliments du Guide (Fayard, 2017), « Kadhafi enregistrait toutes les conversations qu’il avait ». « J’ai des preuves solides contre Sarkozy, affirmait son fils Saïf al-Islam sur Euronews le 16 mars 2011. C’est nous qui avons financé sa campagne, et nous en avons la preuve. Nous sommes prêts à tout révéler. » Toujours selon Fabrice Arfi et Karl Laske, « il s’agit bien sûr d’un chantage des dirigeants libyens. Laissez-nous la paix, vous aurez le secret. » Le moins que l’on puisse dire est que le chantage n’a pas vraiment fonctionné. Trois jours plus tard commençait l’intervention militaire qui allait faire tomber le clan Kadhafi. Elle s’est déroulée sous l’égide des Nations unies, mais de l’avis général, Nicolas Sarkozy était le chef d’État le plus déterminé à frapper fort. Il l’a d’ailleurs fait – mais qui s’en souvient ? – avec l’assentiment des députés PS, qui ont approuvé l’intervention française de mars 2011 !
Mouammar Kadhafi est mort seulement sept mois plus tard, le 20 octobre 2011. Son fils Saïf est toujours vivant. À aucun moment ils n’ont produit de preuves. Pourquoi ? Comme il faut bien expliquer l’inexplicable, une hypothèse est apparue : les Mirage et les Rafale français ont bombardé le palais présidentiel libyen pour détruire des documents compromettants et tuer des témoins. « On peut légitimement se poser des questions, connaissant l’ampleur de cette affaire et les liens tissés entre Kadhafi et Sarkozy, sur les raisons privées de cet acharnement militaire, dont on peut se demander aussi s’il ne s’agissait pas d’effacer des traces et des témoins gênants », a déclaré Edwy Plenel sur Europe 1 le 21 mars 2018. Dans les PV d’audition de Nicolas Sarkozy que nous avons consultés, et qui datent de l’automne 2020, les magistrats, prudents, laissent de côté cette thèse complètement farfelue. Un bombardement pour détruire des preuves, au xxie siècle ? Des enregistrements numérisés et des ordres de virement font cinq fois le tour de la Terre en une minute, en pièce jointe d’un simple mail. Pourquoi les dirigeants libyens déchus ne les ont-ils pas ressortis quand ils étaient aux abois ? Et pourquoi auraient-ils finalement communiqué une seule page à Mediapart en 2012 ? Pour tuer politiquement Nicolas Sarkozy, c’était un peu juste, car ce document n’est nullement une preuve de paiement. Il s’agit d’un fichier jpeg, copie d’un document papier qui reste mystérieux. Il y est écrit, en arabe, que la Libye va verser des millions à Sarkozy. Des experts ont attesté que ce fichier .jpeg n’avait pas été trafiqué, mais les juges d’instruction Aude Buresi et Marc Sommerer n’ont jamais vu l’original.
Dans le registre des témoins gênants liquidés, une rumeur s’est propagée en 2012, selon laquelle Kadhafi aurait été assassiné par un agent français. En septembre 2016, dans « L’émission politique », David Pujadas l’a reprise à son compte, en demandant à Nicolas Sarkozy s’il regrettait « d’être allé jusqu’à tuer, ou faire tuer » Kadhafi. Les images de la mort du Guide lynché par la foule sont disponibles sur YouTube, mais peu importe…
Le 8 octobre 2020, les juges interrogent Nicolas Sarkozy sur les déclarations d’un énième Libyen, Mustapha Zintani, ex-chef du protocole. En novembre 2011, peu après la mort de Kadhafi, il a assuré à la direction centrale de la sécurité intérieure (DCRI) qu’il possédait toutes les preuves du pacte de corruption : photographies, traces de virements bancaires et même « une signature effectuée lors d’une remise d’argent liquide » par Nicolas Sarkozy ! Quand les juges lui demandent s’il a connaissance de cette note, l’ancien président s’emporte : « Jamais personne ne se serait permis de mettre un tel torchon sous mon nez. Je touche du liquide et je signe un reçu ? […] Est-ce que quelqu’un peut imaginer qu’on m’ait pris en photo en train de signer un reçu pour une remise d’espèces ? » Une bonne question, à laquelle les juges ne répondent pas. Il est vrai que rien ne les y oblige. Ce n’est pas la seule fois, loin de là, où les réponses de Nicolas Sarkozy soulignent ce qui ressemble à de la naïveté de la part des magistrats instructeurs.
Où est passé l’argent libyen ?
Faire sortir 5 ou 50 millions de dollars de Libye est peut-être facile, mais qu’auraient-ils financé, côté français ? Quels meetings, quels sondages sur mesure et avec quelle provenance officielle ?
Les plafonds de dépense pour la présidentielle 2007 étaient de 21,5 millions d’euros pour le premier tour et de 16 millions pour le second tour. La somme alléguée de 50 millions d’euros d’argent noir libyen est donc colossale. Elle correspond à ce que le Guide était prêt à payer. En réalité, seuls 6 millions d’euros seraient vraiment arrivés jusqu’à… Ziad Takieddine. Les liens entre les comptes de ce dernier et ceux de Nicolas Sarkozy restent à établir. En admettant que quelqu’un les établisse un jour (ce que personne n’a pu faire en dix ans) et en admettant que l’argent ait financé les dépenses électorales, à quoi a-t-il servi ? La question peut paraître triviale, mais elle est fondamentale. Les comptes de tous les candidats sont déposés et consultables. Nous les avons consultés. Toutes les dépenses donnent lieu à des factures. Certaines sont d’un montant ridicule, correspondant à des bières-sandwiches avalés au comptoir entre deux réunions. La triche est possible, sans l’ombre d’un doute, mais elle devient de plus en plus difficile quand les montants grimpent. Payer au noir des prestataires complices revient seulement à déplacer le problème (en multipliant les témoins), car eux aussi devront justifier la provenance des fonds, en cas de contrôle. Comme l’explique un spécialiste, sous couvert d’anonymat, « planquer un million dans une campagne présidentielle, oui. Deux millions, c’est plus difficile. Au-delà, c’est impossible. » Du cash de provenance indéterminée apparaît bel et bien dans la présidentielle de 2007, mais pour environ 40 000 euros de primes versées à différents collaborateurs. Rien à voir avec les montants libyens. « Cette campagne de 2007 restera certainement dans l’histoire des campagnes électorales de la République comme celle qui a été la plus décortiquée, déclare l’ancien président aux juges d’instruction Aude Buresi et Marc Sommerer, le 12 octobre 2020. Toutes les factures de la campagne ont été lasérisées, y compris la fameuse soirée au Fouquet’s. Vous n’avez pas trouvé un fournisseur qui ait été payé en liquide. Le budget de la campagne était de 21 millions d’euros. Vous avez interrogé un grand nombre de personnes travaillant pour ma campagne, y compris mon attachée de presse qui a été mise en garde à vue, vous avez examiné leurs comptes et vous avez trouvé qu’une petite partie d’entre eux avait postérieurement à la campagne, je répète, postérieurement à la campagne, reçu une prime en liquide, d’un montant, d’après ce que j’ai lu, compris entre 500 et 1 500 euros. Cet argent était si peu caché que ces personnes ont déposé cette somme sur leur compte bancaire. »
De graves anomalies apparaissent bien dans une campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy, mais il s’agit de celle de 2012, avec le système de surfacturation de la désormais célèbre agence Bygmalion ! Cette affaire, qui n’a strictement rien à voir avec Mouammar Kadhafi, est la preuve par l’absurde que des dépassements de plafond massifs en 2007, s’ils existent, devraient se voir.
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Bien entendu, on peut toujours imaginer que Nicolas Sarkozy a gardé l’argent. Selon nos informations, les enquêteurs ont examiné ses relevés bancaires, ceux de ses enfants, de ses parents, de sa femme, en remontant jusqu’à 2004, sans rien trouver d’anormal.
Le blanchiment d’argent ne s’improvise pas. Claude Guéant peut en témoigner. Il a invoqué la vente de deux tableaux d’un maître flamand du xviie, Andries Van Eertvelt, pour justifier une somme de 500 000 euros non déclarée, virée sur son compte en 2008. Les œuvres valaient trois fois moins sur le marché de l’art. Cette affaire a été interprétée comme un indice supplémentaire de versements occultes en provenance de Libye, au profit du bras droit de Nicolas Sarkozy. Elle montre surtout que l’argent tombé du ciel est très embarrassant, en cas d’enquête.
Conclusion ?
Cette saga libyenne embrouillée devient plus lisible si on laisse de côté… Nicolas Sarkozy. Les très nombreux éléments troublants compilés par les enquêteurs gagnent alors en cohérence. Ils racontent une histoire qui n’a plus rien d’incroyable. Alors que la Libye redevenait fréquentable, à partir de 2003, des intermédiaires et des hommes d’affaires (Ziad Takieddine en tête) ont démarché Tripoli. Exagérant sans doute leur influence, ils ont obtenu des commissions pour faire avancer des dossiers. Ils ont trouvé une oreille intéressée auprès de quelques personnalités françaises qui ont demandé, ou accepté, une part d’honoraires. Certaines étaient proches du futur président qui, pour sa part, s’est tenu soigneusement à l’écart. Parce qu’il haïssait Kadhafi, parce qu’il n’avait pas besoin de lui et parce qu’il est prudent. « Ziad Takieddine essaye de démontrer aux autorités libyennes qu’il a une grande proximité avec moi. Comme il ne peut pas m’approcher directement, il tourne autour de Claude Guéant et de Brice Hortefeux pour justifier sa rémunération auprès des Libyens », déclare-t-il aux juges le 7 octobre 2020. « Je ne suis pas le cœur du problème pour certains intervenants de ce dossier, je n’en suis ni l’alpha ni l’oméga, insiste-t-il le 8 novembre 2020. Les choses ne se sont pas organisées autour de moi mais malgré moi, et parfois à mes dépens, mais jamais à ma demande. » Bref, tout porte à croire qu’en 2007, la France n’a pas élu un traître ni un corrompu. Quoi que l’on pense de Nicolas Sarkozy, ce serait une nouvelle rassurante, mais qui veut l’entendre ?
[1] Éditorial du 20 mars 2018
[2] Et pas seulement à droite. À la même époque, des membres du syndicat Force ouvrière faisaient passer à la presse des informations tendant à démontrer que Ségolène Royal ponctionnait le réseau Léo Lagrange pour financer sa propre campagne. Curieusement, cela n’a pas intéressé Mediapart.