« Nous nous tenons près des gisants comme des rois déshérités… »
Ce vers d’Aragon chante en moi comme un psaume depuis mardi matin où mon père m’a téléphoné, et appris la mort de Jean Dutourd. Mon père. Signe étrange. Mon père, le vrai, l’unique, qui m’appelle pour me dire : « ton ami Dutourd… Tu as vu ? » Jean Dutourd n’était pas mon père, car j’ai un père (et Jean Dutourd a un fils, que je salue ici). Pourtant cet homme, mon maître, un jour m’écrivait : « Vous êtes bien un peu mon fils littéraire… Vous ne croyez pas ? »
Nous nous tenons près des gisants comme des rois déshérités… Il ne sera donc plus jamais là, dans ce grand appartement un peu sombre, rue Guénégaud, où j’allais quelquefois, timide, pour le voir. On causait de tout et de rien. Et avec l’air de rien, cet homme me disait tout. « La politique ? Foutez-vous de ça, Taillandier ! Votre politique, vous la faites dans vos livres. Il n’y a que ça qui doit compter. Relisez-vous, et barrez tous les mots inutiles ! » Lui, le réac provocateur, de droite comme c’est pas permis ! Il me disait : « Votre bouquin sera fini quand il aura atteint le bout de sa trajectoire, qui existe et que vous ne connaissez pas. » Il me disait : « Bah, pour écrire, faut être un peu myope… » En me raccompagnant, il me racontait la dernière blague que lui avait fait passer son copain Paucard.
Nous nous tenons près des gisants comme des rois déshérités. Je n’ai pas vraiment le cœur à analyser. Jean Dutourd m’a fait découvrir, quand j’avais vingt-cinq ans, une grande chose : qu’il ne fallait jamais croire ce que la société dit d’elle-même. Que seuls nos écrivains, nos peintres, ceux qui se sont brûlés juste pour donner au monde leur petite mélodie unique, sont les seuls à dire la vérité. Comment, me dira-t-on ? Cet écrivain bourgeois, cet académicien ? Oui. Il savait et il me l’a dit. Il m’a ouvert ça devant moi. Le père Jean.
Il savait tout de notre langue, de notre histoire, de nos poèmes. Il n’aimait que ça. Il aimait comme il faut aimer : par cœur ! Il croyait, comme son cher général de Gaulle, que la France ne cesserait jamais, à cause de Corneille, à cause de Balzac, à cause de Toulet. Il espérait qu’il y aurait toujours des écrivains français. Qu’ils soient auvergnats ou qu’ils soient nègres, qu’ils se croient lorrains comme Barrès ou qu’ils se croient parisiens comme Baudelaire.
Nous nous tenons près des gisants comme des rois déshérités… Un jour, Dutourd est venu dans la maison d’Aragon, là-bas, à Saint-Arnould, et il a parlé de lui. Il aimait Aragon. Il fut le seul homme à demander pour Aragon, publiquement, des funérailles nationales. Et un gouvernement de gauche tourna la tête pudiquement ! Salauds, va ! Moi, j’ai dédié à Dutourd un petit livre que j’ai écrit sur Aragon. Il m’a téléphoné, c’était en 1997, autant dire la préhistoire, et il m’a dit : « Avec Aragon en amont et vous en aval, je suis sauvé. » Moi, le téléphone raccroché, je me disais : il est vraiment sympa ce mec, trop, trop sympa de me dire ça. Qui n’est pas vrai. Et qui l’est peut-être. Qui sait.
Il n’est plus là, alors, le père Dutourd. Nous nous tenons près des gisants comme des rois déshérités… Et j’ai cinquante-cinq balais. La vie passe. Alors, j’ai peut-être quelque chose à faire ? Pour Matthieu ? Pour Enguerrand ? Pour Sébastien ? Pour Solange ou pour Véronique ? Pour d’autres ? Qui veulent casser le monde avec des livres ? On passe. Et puis on passe le relais… Nous nous tenons près des gisants comme des rois déshérités… Non, vraiment, j’ai trop de tristesse pour analyser… Trop de tristesse et puis le sentiment que chaque phrase à peu près balancée, que chaque mot qui me vient de Diderot ou de Racin, justifie ma vie, et qu’il n’y a que ça pour la justifier. Que je sers quelque chose de bien plus grand que moi. C’est ça que vous m’avez dit, mon bon maître, avec vos yeux qui rigolaient derrière vos lunettes. Nous nous tenons près des gisants comme des rois déshérités. À bientôt, père Dutourd. Je vous pleure, je ne vous perds pas.
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