Par les temps qui courent, s’opposer à l’intervention armée en Libye vous attire bien peu d’amis. Exception faite de quelques parias de la scène internationale – Chavez, Morales, Loukachenko, Khamenei − et du Guide libyen lui-même, l’analyste critique se trouve bien esseulé. Hormis Rony Brauman, la plupart des opposants habituels au « droit d’ingérence[1. Une notion juridiquement vide devenue, en un quart de siècle, l’impératif catégorique du droit-de-l’hommisme botté]» se rangent derrière l’action diplomatique à la hussarde de Nicolas Sarkozy. Entretemps, BHL a subrepticement succédé à Alain Juppé au Quai d’Orsay, délocalisé à Benghazi pour cause d’ingérence dans ce qui ressemble de plus en plus à une guerre civile. L’Histoire retiendra un virage éclair amorcé en quelques semaines. D’Alliot-Marie à BHL, nous sommes passés du benalisme immobilier au néo-impérialisme cheveux au vent. Pendant ce temps, on oublie le théâtre moyen-oriental, où se trame une future guerre régionale : les chiens bahreïnis aboient, la caravane saoudienne passe.[access capability= »lire_inedits »]
Quelle que soit l’horreur qu’inspire un Kadhafi aux mains tachées de sang, on est donc en droit de contester les arguments avancés en faveur de l’opération « Aube de l’Odyssée ».
Le « droit » d’ingérence est un humanisme
L’ingérence n’a jamais été un droit. Fiction juridique théorisée par Jean-François Revel, l’ingérence exprime l’idéologie des classes dominantes et permet à d’habiles stratèges pourvus de bonnes âmes de jouer les va-t-en-guerre au nom d’idées généreuses. Désormais, au nom des droits de l’homme désincarné et de la démocratie mondiale, on fait la guerre par pacifisme et on tue pour sauver des vies. Devons-nous proclamer que « nous sommes tous libyens » ? Ce droit-de-l’hommisme n’est pas seulement politiquement abscons, en ce qu’il fait fi des réalités nationales, politiques, sociales et culturelles. Moralement, un tel catéchisme se mure dans l’hémiplégie : une victime de bombardement allié est dite « collatérale » tandis que l’ennemi se retrouve apostasié… Mise en scène pratique que celle qui consiste à ignorer les massacres lorsqu’ils se situent du bon côté de la ligne de front. Souvenons-nous des exactions commises par la mafieuse UCK albanaise, relookée après la guerre menée par l’OTAN en Résistance victorieuse, à l’encontre des Serbes du Kosovo, au vu et au su d’un certain Bernard Kouchner – et de nos soldats. Le bombardement de Belgrade et l’écrasement de Milosevic (que l’on pouvait, il est vrai, considérer comme un bénéfice collatéral) se firent au nom d’un humanitarisme à géométrie variable. À l’arrivée, on n’a pas besoin de chercher des complots partout pour observer que la guerre de l’OTAN servit les objectifs géostratégiques des États-Unis en affaiblissant la Russie. Résultat : la « communauté internationale » applaudit à la naissance au cœur de l’Europe d’un État mafieux dirigé par un personnage aujourd’hui soupçonné d’odieux crimes de guerres. Ce qui montre au minimum que le lyrisme peut rimer avec la realpolitik la plus pragmatique.
En Libye, face aux crimes de guerre de Kadhafi, des causes voisines risquent de reproduire des effets identiques. Déjà, certains groupuscules salafistes prennent fait et cause pour les insurgés dans ce qui ressemble de plus en plus à une guerre civile. Certes, il serait idiot de se déterminer en fonction des affinités idéologiques de tel ou tel ou de réduire le débat public à un caricatural face-à-face BHL-Dieudonné. Les slogans islamistes portés par certains groupes tribaux assistés d’une poignée de hauts dignitaires kadhafistes n’incitent guère à l’enthousiasme. De la même façon, des chefs de la guérilla ont reconnu accueillir certains mercenaires issus des rangs mêmes d’Al-Qaïda au Maghreb, étayant en cela les allégations du fou de Tripoli, trop heureux de discréditer son opposition. Ces alliances broussailleuses ne disculpent certainement pas Kadhafi des atrocités commises contre sa population. Mais bombarder la Libye constituait-il le meilleur moyen de protéger les civils libyens ? En dehors du soutien aux insurgés, le doute est permis…
C’est l’ONU qui est aux manettes
Las ! Après quelques jours de tergiversations, l’OTAN, ce vestige de la guerre froide qui cherche sa raison d’être, aura eu raison des Nations unies. Parée de la légitimité internationale, la Coalition jongle entre plusieurs registres d’autolégitimation. On ne sait pas vraiment quels buts poursuivent Nicolas Sarkozy et ses alliés , dont quelques-uns, notre Président en tête, ont été bien prompts à reconnaître un gouvernement sans État : protéger les populations civiles ? Renverser Kadhafi ? Instaurer la démocratie et l’État de droit ? Tout cela à la fois, vous répondront les propagandistes indéfectibles de la doctrine humanitariste. L’ennui, c’est que le réel pourrait bien se rappeler à leur bon souvenir et déjouer leurs beaux projets. En dernière instance, à supposer même que les insurgés parviennent à conquérir tout le pays et à préserver l’unité nationale avant d’organiser des élections libres, que diront nos démocrates bottés si une majorité islamiste sort des urnes ? Seront-ils aussi intraitables sur le respect de la souveraineté populaire ? Après tout, l’OTAN bafoue aujourd’hui la souveraineté nationale au nom des droits de l’homme. Demain, la démocratie devra-telle passer sous la toise des droits humains ? Sans compter que les guerres, il est toujours plus facile de les commencer que de les terminer. Revenue dans le giron de l’OTAN, la France pourrait être obligée d’engager des troupes au sol si l’enlisement succède à l’emballement. Qu’en pensent les électeurs ?
Il n’y avait pas d’alternative au recours à la force
Mystification, encore et toujours. Le matraquage médiatique a joué à plein la carte du « There Is No Alternative ». Dommage, il y avait de quoi mettre l’imagination au pouvoir, pour peu que les « Occidentaux » (autre nom de l’OTAN, selon la formule consacrée) consentent à se salir un peu les mains par Chavez interposé. Quoi qu’en dise Jérôme Leroy, l’amitié avérée entre Hugo et Mouammar rendait possible un départ honorable du tyran de Tripoli, moyennant finances et immunité judiciaire. Dans un monde où il n’y aurait ni Tribunal pénal international, ni justice rendue au nom de la morale, ni guerres humanitaires, le simple rapport de forces défavorable à Kadhafi l’aurait sans doute amené à faire des concessions. Au lieu de cela, la résolution de l’ONU l’érige au rang suprême de martyr de l’Occident « croisé[2. Lapsus révélateur de Claude Guéant, qui dit la réelle nature du conflit : une croisade menée, non pas au nom de la chrétienté, mais en vertu de la religion du nouveau siècle : les droits de l’homme universel et déconnecté]». En 2003, Saddam Hussein était prêt à plier devant les inspecteurs de l’ONU avant que le bellicisme américain ne rende la guerre inéluctable ; si on ne lui laisse aucune porte de sortie, Kadhafi préférera combattre jusqu’au dernier Libyen pour finir par mourir en martyr. La sécurité des Libyens y aura-t-elle gagné ?
À tout cela, il faut ajouter le message envoyé aux dictateurs : si vous ne voulez pas finir assassiné ou jugé par un tribunal occidental, dotez-vous d’armes de destruction massive. À Pyongyang, l’intouchable Kim Jong-il rit tranquillement en affamant son peuple. Alors que le drame de Fukushima hante les esprits occidentaux, l’affaire libyenne assure le service après-vente de l’arme atomique. Tenez-le vous pour dit : si Kadhafi, comme Saddam, n’avaient pas démantelé leurs arsenaux, ils dormiraient bien au chaud sous les ors de leurs palais.
Les mystères de l’ingérence « humanitaire » demeurent donc insondables. Je préfère de plus en plus la version originale d’Un taxi pour Tobrouk à son remake occidentaliste…[/access]
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