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Nationalisons le cannabis !


photo : Journal of Clinical Investigation

Je fais partie sans doute des derniers représentants de la génération qui préfère le Pinot noir à l’afghan de la même couleur et un Alsace rouge de chez Binner à un quatre feuilles même bien roulé. Question de goût, de culture, de civilisation dans les moyens employés pour jouer avec le temps, colorer les rêveries, faire tanguer la réalité.

J’ai aussi fait partie, sans doute partie des premiers représentants de la même génération où l’occasion de fumer du shit me fut donnée très facilement dans les environs de mon lycée, public mais réputé, d’une ville de l’ouest célèbre pour avoir brûlé une sainte.

Aujourd’hui, tout le monde ou presque fume et l’usage du cannabis s’est banalisé. On peut trouver cela désastreux, mais les faits sont têtus comme disait Lénine qui n’était pas du genre à apprécier ce genre d’amollissement anxiolytique détournant le vrai révolutionnaire de son devoir.

Cette banalisation, c’est d’abord ce que monte le livre de Stéphane Gatignon et Serge Supersac, Pour en finir avec les dealers. Le titre pourrait être celui d’une circulaire de Claude Guéant en pleine forme pré-électorale, mais le ministre de l’Intérieur risquerait pourtant de s’étrangler à la lecture du livre qui a le mérite d’ouvrir le débat sans la moindre provocation mais avec fermeté : pour en finir avec les dealers, il faut en finir avec la prohibition du cannabis, et plus généralement « cesser d’envisager les drogues d’un point de vue moral. » Le reste suivra, et notamment une chute spectaculaire de la criminalité toujours induite par un commerce de substances déclarées illicites.

Il n’est sans doute pas inutile de présenter les auteurs. Notre époque est friande en procès d’intention et brandit promptement la vieille injonction soixante-huitarde devant le moindre discours un peu non conforme : « D’où parles-tu ? ». Il est assez difficile, pour le coup, de voir en Gatignon et Supersac deux libéraux-libertaires qui pensent que la drogue n’est qu’un moment récréatif de leur existence sans se soucier du fait qu’à quelques stations de RER, elle est l’enjeu d’une guerre de tous contre tous, police contre dealers, dealers contre dealers, dealers contre population, et par transitivité, comme on disait en math, police contre population.
Non, nos deux auteurs savent que quoi ils parlent.
Stéphane Gatignon, petite quarantaine, est le maire de Sevran qui n’est tout de même pas Shangri-La. Tout en aimant profondément sa ville, cet élu encore récemment communiste ne peut que constater à propos de la violence : « Nourrie par les trafics, elle se diffuse dans l’espace public et le tissu social. À Sevran, un gamin de dix ans a été blessé par une arme parce qu’il jouait avec une arme à feu trouvée dans un bosquet à côté de son HLM. (…)Sevran comme nombre d’autres villes dites sensibles n’est qu’un laboratoire de la société qui se déconstruit sous nos yeux. »

Serge Supersac n’est pas non plus suspect de ne pas connaître le terrain comme on dit, un terrain vu sous l’angle du champ de bataille puisqu’il a dirigé plusieurs compagnies de CRS en Seine Saint-Denis. Cela ne l’empêche pas, à 54 ans, de voir à quelles impasses le politique a conduit son institution en ayant fait, en matière de drogue, le choix unique de la répression : « La hiérarchie de la police a changé : jadis, ils ne renonçaient jamais à leurs idéaux professionnels pour convenir à une hiérarchie politique », écrit-il. Et de poursuivre: « La logique martiale imposée depuis 2002 ne peut qu’empirer la situation : si l’on saisit de plus en plus de drogue et qu’on intercepte de plus en plus de délinquants, c’est qu’ils sont de plus en plus nombreux sur le marché et que la consommation progresse plus rapidement encore. »

C’est ce paradoxe d’une répression qui aggrave les choses qui permet à nos deux auteurs d’envisager la fin de la prohibition du cannabis sans que leurs lecteurs sautent au plafond en hurlant au laxisme.
Ils ont des arguments à faire valoir, étayés par des chiffres aux sources sérieuses et dans la mesure où la religion de votre serviteur n’est pas faite sur ces questions, je les ai lus avec intérêt.
Gatignon et Supersac reviennent pour commencer sur l’histoire de cette prohibition du cannabis et sur la criminalisation, non seulement du vendeur, mais aussi de l’usager : cela commence par une loi de 1970, votée dans le cadre de la lutte contre le gauchisme toujours vivace, que dans un réel souci de santé publique. C’est au cours des années 1970 et 1980, alors que la crise frappe de plus en plus fort, que l’usage des stupéfiants se généralise. Supersac se rappelle qu’il y a trente ans, alors qu’il était jeune gardien de la paix, il était déjà terrifié par les dégâts de l’héroïne.

Face au délitement annoncé de l’économie, à la paupérisation de territoires entiers qui ouvraient de nouveaux marchés à la défonce tarifée, Gatignon se souvient que c’est sa famille d’origine, les communistes, qui ont été les plus virulents pour tenter d’endiguer la vague délétère. Il raconte comment le 8 février 1981, à Ivry sur Seine, une manifestation assez dure s’est déroulée devant le logement d’une famille marocaine accusée « de trafic de drogue » et initiée par un certain… Robert Hue. Il n’empêche, cette banlieue rouge qui avait été une contre-société a été une des dernières à tenir le langage de la « common decency ». Et Gatignon de rappeler le discours de Marchais, à Montigny-Lès-Cormeilles, le 20 février de la même année : « Nous posons le problème de l’immigration, ce serait poser le problème du racisme ; nous menons la lutte contre la drogue, ce serait parce que nous ne voulons pas combattre l’alcool prisé par notre clientèle (…) Pour la jeunesse, je choisis l’étude, le sport, la lutte et non pas la drogue. »

Sur l’origine ethnique des dealers, le livre n’élude pas la question mais contrairement à Zemmour, les auteurs terminent leurs phrases. D’accord, ces dealers sont arabes ou noirs. Mais c’est parce que là où ils sont, ils offrent une réponse spécifiquement ultralibérale pour tenter de créer, sans contrainte, une économie rentable dans des zones désertée par toute autre activité. Le livre insiste aussi sur le fait que cette économie parallèle, grande pourvoyeuse de fantasmes, s’apparente davantage, d’après les mots mêmes des auteurs à une « économie de subsistance » : « Il faut bien comprendre et répéter que l’argent de la drogue ne permet pas de faire des folies. Elle offre une espèce d’obole à des gamins, qui viennent de plus en plus grossir les rangs de ceux qui œuvrent pour les parrains. » Là encore, la « théorie du ruissellement » chère au libéralisme ne se vérifie pas…La aussi, l’essentiel des richesses n’est pas redistribué.

Le résultat, nous disent les auteurs, c’est que ces quartiers qui vivent en autarcie, plus ou moins contrôlés par quelques parrains, ressemblent de plus en plus à Banlieue 13, ce film nanaresque d’un point de vue cinématographique mais qui pousse jusqu’au bout la logique de territorialisation des secteurs de vente laissés à eux-mêmes y compris pour assurer leur propre maintien de l’ordre.
Mais Banlieue 13 existe déjà dans la réalité : ça s’appelle le Mexique, où l’Etat, très rigide sur le principe de la prohibition, est, dans les faits, attaqué de manière quasi militaire par des cartels devenus de petites principautés – une guerre qui a fait 9000 morts en 2009. Bien sur, il n’y a en a eu que 7 à Sevran sur 51 000 habitants mais c’est précisément le moment ou jamais de réfléchir, pour ne pas terminer « à la mexicaine » parce qu’on aurait peur de finir « à la hollandaise ».

La sortie de la prohibition, en coupant l’herbe sous le pied du dealer, est l’une de ces solutions et, comme l’écrit avec humour Gatignon, on imagine mal une manif des trafiquants Place Beauvau pour exiger le retrait de la loi. « Sortir de la société de la prohibition c’est accepter de voir le monde tel qu’il est pour casser les mafias et libérer des territoires entiers de la violence. C’est libérer des personnes et des familles d’un système qui les opprime et qui détourne leurs enfants de la socialisation. »

Si l’on considère que l’ordre public, c’est-à-dire la sûreté réelle des populations, est un enjeu qui mérite autre chose que quelques opérations coups de poing télévisées destinées à satisfaire ce que l’on croit être son électorat il faut lire Pour en finir avec les dealers. Et peut-être, appliquer ses propositions qui relèvent davantage du pragmatisme que de l’idéologie.

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