Imaginons un instant que le prochain président de la République française, disposant d’une majorité de 3/5ème du Congrès (Assemblée nationale et Sénat réunis) décide de faire adopter une nouvelle Constitution à son goût qui commencerait par ce préambule : « Nous, membres de la Nation française à l’orée de ce nouveau millénaire et au nom de tous les Français déclarons solennellement :
Nous sommes fiers que Clovis ait posé, voici mille cinq cents ans les fondements de l’Etat français en faisant entrer notre nation dans l’Europe chrétienne.
Nous reconnaissons, pour notre nation la vertu unificatrice de la chrétienté. Nous respectons les diverses traditions religieuses pratiquées dans notre pays.
Nous affirmons que les cadres essentiels de notre vivre-ensemble sont la famille et la nation et que nos valeurs fondamentales sont la fidélité, la foi et l’amour… »
Il suffit de remplacer « France » par « Hongrie », « Français » par « Hongrois » et « Clovis » par « le roi saint Étienne » et on obtient le préambule du projet de nouvelle Constitution proposée au Parlement de Budapest par le Premier ministre Viktor Orban, chef de la coalition nationale-conservatrice arrivée au pouvoir le 25 avril 2010.
Orban peut tout, et il ose tout
Cette nouvelle Constitution qui doit remplacer la précédente, établie par le régime communiste en 1949 et « nettoyée » de ses scories marxistes en 1990, devrait être adoptée par le Parlement le 25 avril prochain, à l’occasion du premier anniversaire de la victoire électorale du Fidesz, le parti de Viktor Orban. Or, pour lui, son retour au pouvoir – il avait déjà exercé les fonctions de Premier ministre de 1998 à 2002 – n’est pas une simple alternance démocratique, mais une « révolution par les urnes ».
Fort d’une majorité des deux tiers au Parlement monocaméral, Orban peut tout, et il ose tout.
Le seul obstacle potentiel à la mise en œuvre de son programme, qui conjugue nationalisme exacerbé, cléricalisme revendiqué et populisme sans complexe, réside dans la vigilance – tout aussi potentielle – de l’Union européenne. Celle-ci était d’autant plus nécessaire que la Hongrie assure la présidence tournante de l’UE pour six mois, depuis le 1er Janvier 2011. Viktor Orban a certes subi quelques interpellations musclées au Parlement européen où Daniel Cohn-Bendit l’a comparé à Hugo Chavez, mais rien de bien grave, car le soutien du principal parti de l’Assemblée de Strasbourg, le PPE (démocrates-chrétiens et conservateurs), dont le Fidesz est membre, lui est acquis.
La Commission, en revanche est parvenue à le faire reculer partiellement à propos de la nouvelle loi sur la presse, qui enjoignait les médias de procéder à un « traitement équilibré » de l’actualité politique, sous peine d’amendes énormes infligées par un « Conseil supérieur des médias » entièrement composé de fidèles de Viktor Orban. L’exigence du « traitement équilibré » a été mise entre parenthèses jusqu’à la fin de la présidence hongroise de l’UE, mais les opposants craignent qu’elle revienne par la fenêtre dès le mois de juillet prochain.
Criminalisation des opposants
L’autre héritage « révolutionnaire » cher à Viktor Orban est la criminalisation des opposants. Et les procès n’ont pas seulement lieu devant le tribunal médiatique. Le raz-de-marée électoral en faveur du Fidesz et la déroute des socialistes sont la conséquence de la gestion calamiteuse de l’économie par ces derniers qui a mis le pays au bord de la faillite, le contraignant à appeler l’UE et le FMI à l’aide. Mais ces milliards perdus n’ont pas fini dans leur poche… Une commission d’investigation a pourtant été mise en place pour établir un dossier permettant de traduire en justice les anciens dirigeants, au premier rang desquels figure l’ancien Premier ministre Ferenc Gyurcsany. Ce dernier avait eu le malheur de déclarer, en petit comité, au lendemain de victoire électorale d’avril 2006 : « Nous avons merdé (…). Personne en Europe n’a fait de pareilles conneries, sauf nous (…). Il est évident que nous avons menti tout au long des derniers dix-huit mois. » Cette confession, subrepticement enregistrée et diffusée à la radio, a provoqué de très violentes manifestations et la montée en puissance d’un nouveau parti d’extrême droite le Jobbik, ultranationaliste et ouvertement antisémite[1. Pour s’en persuader, il suffit de lire l’entretien accordé au prochain numéro de la revue Politique Internationale par Marton Gyöngyösi, dirigeant du Jobbik et vice-président de la commission des affaires étrangères du Parlement.].
Le complot des universitaires
Mais les politiques ne sont pas seuls dans le collimateur judiciaire de Viktor Orban. Une campagne de presse, alimentée par l’entourage du Premier ministre, s’en est pris à une demi-douzaine d’universitaires hongrois, dont des philosophes de réputation internationale, comme Agnès Heller[2. Agnès Heller a publié une tribune dans Le Monde à propos de cette affaire]. Ces derniers sont accusés d’avoir détourné l’équivalent de 1,8 millions d’euros des fonds de la recherche scientifique. Cette crapoteuse affaire ne repose que sur la dénonciation calomnieuse et à forte connotation antisémite d’un membre de l’Institut de philosophie, promu depuis directeur-adjoint du département.
La communauté internationale des archivistes et des historiens s’émeut également du projet du gouvernement hongrois de retirer des archives nationales les documents produits par les « organes » du régime communiste sur les individus. La loi prévoit que les personnes concernées par ces archives auront la possibilité d’en demander la destruction, ce qui obère le travail des futurs historiens de cette période. Accessoirement, cela peut permettre à quelques amis d’Orban quelque peu mouillés dans l’ancien régime de se refaire une virginité éternelle…
Conception ethnique de la nation
Le projet de nouvelle Constitution repose sur une conception ethnique de la nation, excluant implicitement les non-magyars de la communauté nationale et y incluant tout aussi implicitement, mais sans équivoque les quelques deux millions de Hongrois citoyens des pays voisins (Roumanie, Slovaquie, Serbie). Elle ouvre la porte au « révisionnisme » des frontières établies en 1920 par le traité de Trianon, pour le cas où le dogme de l’intangibilité des frontières au sein de l’UE se voit remis en question, par exemple par la scission de la Belgique… L’évocation rituelle de ce traité de Trianon, il est vrai fort injuste pour les Magyars, sert de piqure de rappel nationaliste lorsque les dirigeants politiques veulent détourner l’attention des citoyens de leur mauvaise gestion. Pour l’instant, Viktor Orban se contente de proposer l’attribution de la nationalité à tout Magyar « hors frontières » qui en ferait la demande et évoque la possibilité de leur accorder le droit de vote aux législatives…
L’autre bouc émissaire de la colère des Hongrois est la communauté Rom (ou Tziganes), qui constitue 7 % de la population du pays et vit dans sa très grande majorité dans un état de misère et de déréliction totales. Des « milices citoyennes », noyautées par le Jobbik ont récemment opéré des descentes dans les quartiers roms de villes moyennes, pour intimider cette population accusée de vivre de rapines.
La présidence de l’UE a été l’occasion pour la Hongrie de se livrer à une sorte de chantage vis-à-vis de ses partenaires européens : aidez- nous à financer les programmes d’éducation, de santé, de formation professionnelle pour nos Roms sédentarisés, sinon ils vont se mettre en mouvement vers des pays plus riches et plus généreux en matière de prestations sociales…
Viktor Orban n’a pourtant pas trop mauvaise presse chez nous, car il a trouvé le filon pour se faire bien voir : refuser tout entretien avec des journalistes qui connaissent un peu la question, et privilégier la presse « people ». C’est ainsi que Paris-Match s’est récemment offert un de nos meilleurs esprits pour faire l’éloge du jeune Premier ministre et de sa petite famille sur quatre pages avec plein de jolies photos.
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