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Tocqueville à Djerba


Nous avons tous une vision grandiose des règnes des derniers Bourbons – de Louis XIII à Louis XVI – et de l’action de leurs ministres – Richelieu, Mazarin, Colbert et Fleury. L’Histoire (avec majuscule) a retenu les fastes de Versailles, les victoires militaires et le luxe de la cour mais ce que l’histoire (avec un petit h, celle du commun des mortels) nous apprend, c’est que la vie de la grande majorité des Français de l’époque se résumait à une misère abyssale. Une épigramme fameuse, du temps de Louis XV, résumait assez bien le sentiment du peuple : « La France est un malade que, depuis cent ans, trois médecins de rouge vêtus ont successivement traité. Le premier (Richelieu) l’a saigné ; le second (Mazarin) l’a purgé ; et le troisième (Fleury) l’a mis à la diète. »[access capability= »lire_inedits »]

Une anecdote rapportée dans ses Mémoires par René-Louis d’Argenson, ministre des Affaires étrangères de Louis XV, rapporte que le duc d’Orléans porta au conseil un morceau de pain de fougère et, à l’ouverture de la séance, le posa sur la table du roi en disant : « Sire, voilà de quoi vos sujets se nourrissent », alors même que Monsieur Orry vante la régularité avec laquelle les impôts alimentent le trésor royal. Cet épisode résume assez bien les informations qu’on tire de la lecture des auteurs de l’époque : les Français sont écrasés d’impôts et de corvées, l’administration est partout, une réglementation tentaculaire et arbitraire brise toute activité commerciale ou industrielle, tout est centralisé à Paris qui festoie dans l’insouciance la plus totale tandis que, jusqu’aux abords de Versailles, les gens meurent – littéralement – de faim. « Si les peuples étaient à l’aise, écrit Richelieu dans son Testament politique, difficilement resteraient-ils dans les règles. » Tout est dit.

Or, comme le rapporte notamment Tocqueville, le règne de Louis XVI fut certainement le plus prospère de tous – pour les Français s’entend. L’auteur de L’Ancien régime et la Révolution note (L3, IV) qu’environ trente ou quarante ans avant la Révolution, l’économie française se met progressivement à croître : pour la première fois depuis plus d’un siècle, la condition des gens ordinaires s’améliore, le commerce se développe, les industries fleurissent un peu partout et la population augmente. Les sources de l’époque sont sans ambiguïtés : le prix des fermages ne cesse d’augmenter ; le bail de 1786 donne 14 millions de plus que celui de 1780 ; Arthur Young, dans ses Voyages en France, s’émerveille de la prospérité retrouvée de Bordeaux qui surpasse, selon lui, celle de Liverpool… Partout les gens s’enrichissent dans des proportions jamais vues. Malgré le poids encore écrasant de l’État et la gestion calamiteuse des finances, les tentatives de libéralisation de l’économie française − en particulier par Turgot − permettent enfin à la France de ressentir les premiers effets de la révolution industrielle venue d’Angleterre.

Mais alors, pourquoi les Français, qui vivent désormais de mieux en mieux, vont-ils faire leur Révolution ? Tocqueville propose une réponse qui, je crois, résonne parfaitement avec les événements auxquels nous assistons aujourd’hui en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Ce que cette période de croissance et d’enrichissement a implanté dans le cœur de nos ancêtres, c’est l’espoir. Pour la première fois, les Français goûtent aux effets de la liberté, connaissent la prospérité et commencent à y croire. Avec leur bien-être matériel désormais mieux assuré, ils commencent à rêver de libertés politiques. Là où, quelques décennies plus tôt, rien ne pouvait se faire hors l’État, hors le roi, c’est un peuple entier qui ose enfin rêver de prendre son destin en main. Tocqueville résume son idée en une phrase : « Vingt ans auparavant, on n’espérait rien de l’avenir ; maintenant, on n’en redoute rien. »

Des milliards de gens vivent mieux et se mettent à rêver de liberté politique

À quoi d’autre assistons-nous aujourd’hui ? Les cinquante dernières années ont été, dans le monde entier et dans les pays dits « émergents » en particulier, la plus formidable période de croissance et de recul de la pauvreté que l’humanité ait jamais connu. Jugez plutôt : en 2005, on estimait le nombre de gens vivant avec moins de 1,25 dollar par jour à 1 337,8 millions (25,7% de la population mondiale). D’après une mise à jour publiée récemment par Laurence Chandy et Geoffrey Gertz, deux chercheurs de la Brookings Institution, ce chiffre est tombé à 878,2 millions (15,8%) en 2010. Un dixième de l’humanité qui sort de la misère extrême en cinq ans ! Partout, de l’Asie du Sud-Est à l’Afrique du Nord, des milliards de gens vivent mieux aujourd’hui qu’hier et, comme nos Français du XVIIIe siècle, se prennent à rêver de liberté politique.

Après les régimes tunisien et égyptien, ce sont pratiquement tous les régimes autocratiques de la planète qui sentent passer ce formidable souffle de liberté. Alors que Kadhafi tente désespérément de sauver son régime, les autorités chinoises viennent de couper l’accès à certains réseaux sociaux sur lesquels la contestation commençait à s’organiser. Ce que nous renvoient ces millions de gens n’est rien d’autre que notre propre image, il y a un peu plus de deux siècles.

La liberté, écrivait Tocqueville, « certains peuples la poursuivent obstinément à travers toutes sortes de périls et de misères. Ce ne sont pas les biens matériels qu’elle leur donne que ceux-ci aiment alors en elle; ils la considèrent elle-même comme un bien si précieux et si nécessaire qu’aucun autre ne pourrait les consoler de sa perte et qu’ils se consolent de tout en la goûtant. D’autres se fatiguent d’elle au milieu de leurs prospérités ; ils se la laissent arracher des mains sans résistance, de peur de compromettre par un effort ce même bien-être qu’ils lui doivent. Que manque-t-il à ceux-là pour rester libres ? Quoi ? Le goût même de l’être. »

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Mars 2011 · N°33

Article extrait du Magazine Causeur



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