Alors que le monarque sunnite de Bahreïn écrase son opposition chiite par Saoudiens interposés et qu’au Yémen le président dialogue à balles réelles avec les manifestants de Sanaa, le Conseil de sécurité a donc décidé de protéger les civils libyens. Sortie de sa torpeur par BHL, la France, comme l’a dit François Zimeray, son ambassadeur pour les droits de l’Homme, ne laissera pas « des civils se faire massacrer comme cela. La France prendra toute sa responsabilité ». On a envie de saluer un retournement spectaculaire de la diplomatie française : hier dans le confort d’un jet privé en Tunisie, aujourd’hui volant en escadrille vers Tripoli. Les dés sont donc jetés et puisque nous avons décidé de jouer, il nous faut absolument l’emporter.
Reste un point de détail : pour quelles raisons allons-nous vraiment nous battre ? Empêcher un massacre futur et éventuel ou arrêter un massacre en cours ? Alors que, depuis un mois, les mots interdisent de s’interroger sur les choses et que tout questionnement est tenu pour l’alibi du cynisme ou de la lâcheté, il est pour le moins aventureux de prétendre faire prévaloir la raison sur l’émotion. Rappelons donc préalablement que cette tentative ne cache aucune sympathie pour le « Frère guide » libyen et aucune indifférence pour ses victimes. Et essayons, malgré tout, d’examiner les chiffres. Fin février, le secrétaire général de l’ONU Ban ki-Moon estimait que quinze jours de guerre civile avaient fait 1000 morts. La Fédération internationale des Ligues des droits de l’homme avance, elle, le chiffre de 3000. Si on recense les informations diffusées par les médias, le bilan, après un mois de combats, se monte à environ 2000 morts. Quant à la répartition de ces victimes, il semblerait que 60% à 65% soient des insurgés combattants, 20% à 25% des militaires fidèles à Kadhafi et le reste, 10% à 20% donc, des civils.
Les pertes ne sont évidemment pas négligeables, surtout dans les rangs des rebelles et des militaires « loyalistes » ; on peut malgré tout se demander si 200 à 600 civils «non-impliqués» tués en un mois de guerre en milieu urbain peuvent être qualifiés de « massacre ». Il faut préciser que les seules exécutions sommaires connues à ce jour ont eu lieu à Benghazi le 23 février, quand, selon les insurgés, des officiers de l’armée libyenne auraient fusillé 110 soldats qui avaient refusé de tirer sur la foule.
Bien entendu, tout cela ne signifie pas que des révélations nouvelles ne brosseront pas à l’avenir un tableau beaucoup plus sombre et atroce. On peut cependant penser que si les insurgés et leurs partisans disposaient d’autres informations, ils leur donneraient l’écho le plus large possible.
Si quelqu’un connaît d’autres faits, il est donc prié de les présenter. Si les services de renseignement occidentaux ont en leur possession des éléments ignorés du public, il serait dommage qu’ils ne les rendent pas publics, c’est le moment ou jamais. Comme nous le rappelle l’excellent billet de Corinne Lesnes, Barack Obama lui-même « n’est pas un forcené de l’ingérence. Il considère que le seuil d’intolérable doit être “très élevé” pour en arriver à violer le principe de souveraineté d’un pays. Il faut une grande émotion internationale »[1. « a strong international outrage »]. Impossible de faire plus vague et en même temps plus précis. Le très intelligent Obama a tout compris de la politique internationale à l’ère du village planétaire et cathodique : le seul critère pour agir est « l’émotion internationale », autrement dit, les impressions – peu importe qu’elles soient justifiées, infondées ou disproportionnées – générées par la couverture médiatique. Si on se fonde sur ce critère, l’intervention en Libye est plus que justifiée…
Pour autant, l’émotion et la raison peuvent, par une heureuse coïncidence, faire cause commune. Autrement dit, à supposer même que les promoteurs de l’intervention, Nicolas Sarkozy en tête, aient agi pour de « mauvaises raisons », pour satisfaire l’opinion voire pour redorer le blason de la diplomatie – deux objectifs d’ailleurs convergents-, ils n’ont pas forcément pris la mauvaise décision. Certes, il est rare que le hasard fasse bien les choses, mais après tout, peut-être y a-t-il une main invisible de l’Histoire qui réconcilierait les intérêts particuliers du président et l’intérêt général du monde.
En conséquence, quelles qu’aient été les motivations initiales et quels que soient les buts aujourd’hui assignés à la guerre, l’intervention en Libye est une occasion inespérée de se débarrasser la planète de Mouammar Kadhafi, un fou furieux qui a déjà mordu, et plus d’une fois. En quelque sorte la situation rappelle celle de 2003 : George W. Bush voulait la tête de Saddam Hussein (un autre exemplaire du modèle Kadhafi) et était prêt à dire n’importe quoi pour y arriver. Si à la Maison Blanche, on a changé d’avis cette semaine, c’est probablement à cause des récentes défaites des insurgés libyens et du spectre d’une victoire de Kadhafi, comme l’avait signalé il y a huit jours James Clapper, directeur des services de renseignements américains https://www.causeur.fr/libye-on-est-prie-d’avoir-tort,9203 .
La vérité, c’est que nous menons sans doute une guerre pour la démocratie. L’ennui, c’est que les dogmes en vigueur et « l’héroïsme du non-engagement » dont nous nous sommes tant glorifiés dans le passé, brandissant comme un étendard le refus de la France de participer à la guerre américaine en Irak, nous interdisent aujourd’hui d’assumer cette vérité. Incapables d’envisager et plus encore de reconnaître que nous étions peut-être dans l’erreur hier, nous continuons à proclamer qu’on ne peut pas « exporter la démocratie par la force » au moment même où nous allons peut-être essayer sur le terrain de prouver le contraire.
Reste à savoir si l’expérience libyenne sera plus concluante que l’aventure irakienne. Disons le sans ambages : rien n’est moins sûr. Si le ficelage international de l’opération, avec l’implication de l’ONU et de la Ligue arabe, constitue un atout supplémentaire ou un handicap de moins, il n’existe pas de précédent d’une démocratie créée ex-nihilo dans un pays qui ne l’a jamais connue – et donc l’existence même, comme Etat, est pour le moins fragile. Mais une chose est sûre : notre seule chance d’y parvenir, c’est de dire la vérité, la vraie, sur les buts de guerre. Et si nos dirigeants n’ont pas le courage de le faire, Kadhafi saura les y obliger. Sa très intelligente décision d’accepter immédiatement et sans conditions un cessez-le-feu, coupe l’herbe sous les pattes graciles de la bestiole humanitaire. Plus de combats, plus de massacres. Mais accepter le cessez-le-feu de Tripoli c’est condamner les espoirs de Benghazi. Et geler la situation sur le terrain en abandonnant les richesses du pays entre les mains des Kadhafi n’est pas non plus un résultat acceptable pour la communauté internationale.
Restera, de surcroît, un petit problème à régler : comment choisira-t-on, à l’avenir, les peuples qui méritent notre assistance et ceux qu’on laisse se débrouiller avec leurs dictateurs ? Alors que la légitimité d’Alassane Ouattara est au moins aussi forte que celle des insurgés libyens, que dira-t-on aux Ivoiriens ? Que dit-on aux Yéménites et aux Bahreinis quand nous fermons pudiquement les yeux sur les mille soldats envoyés par l’Arabie saoudite avec la bénédiction de Washington pour réprimer la révolte chiite ? Autant dire que l’affaire n’est pas gagnée. IL ne reste qu’à espérer que les vents libyens seront plus favorables aujourd’hui aux « néo-conservateurs » français que la tempête du désert irakien ne l’a été à leurs prédécesseurs américains.
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