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Qui joue avec la nourriture ?


On estime que notre espèce a franchi le cap du milliard de représentants en 1804, qu’en 1960 nous étions 3 milliards et que nous pourrions bien être 7 milliards dans les premiers mois de 2012. La population mondiale a plus que doublé en une cinquantaine d’années. Non seulement, nous sommes beaucoup plus nombreux, mais nous consommons aussi beaucoup plus. Au cours des cinquante dernières années, le niveau de vie de nos semblables a pratiquement triplé. Jamais, dans l’histoire de l’humanité, autant de gens ne s’étaient enrichis dans de telles proportions et aussi vite. Malgré la crise, cette évolution se confirme : le nombre de gens vivants dans la pauvreté absolue (avec moins de 1,25 dollar par jour) est passé de 25,7 % de la population mondiale en 2005 à 15, 8% en 2010 – 459,6 millions de gens en cinq ans !

Face à la gigantesque croissance de nos besoins alimentaires, l’agriculture mondiale a réalisé de véritables prouesses de productivité. La « révolution verte », liée à l’abandon des systèmes collectivistes, a considérablement augmenté le rendement des exploitations agricoles. Du matériel d’exploitation aux variétés plantées, en passant par les fertilisants et l’optimisation des systèmes d’irrigation, les investissements réalisés en matière agricole ont entrainé un progrès technologique sans précédent. Les données de l’United States Department of Agriculture (USDA) sur la culture du maïs aux États-Unis sont tout simplement stupéfiantes : durant la saison 1959-1960, les États-Unis ont produit 3,8 milliards de boisseaux de maïs, avec une productivité moyenne de 53,1 boisseaux par acre cultivé. En 2009-2010, la production a atteint 13 milliards de boisseaux – soit une augmentation de 242 %, pour une productivité de 164,7 boisseaux par acre.

L’un dans l’autre, les prévisions malthusiennes des années 1960-1970 – et notamment les famines apocalyptiques prédites par Paul Ehrlich, l’auteur de la fameuse Bombe démographique (1968) – ne se sont donc pas réalisées (les malthusiens vendent beaucoup de livres mais leurs prévisions ont une fâcheuse tendance à ne jamais se réaliser…). Mais nous constatons tous, depuis plusieurs années, l’état d’extrême tension des marchés de produits agricoles. Signe des temps, ont voit fleurir ici et là des théories fumeuses mettant en cause de prétendus spéculateurs, qui ne sont pas sans rappeler les « accapareurs » qu’on accusait volontiers lors des famines d’Ancien Régime avec, en complément, l’inévitable réchauffement climatique qui provoque des hivers froids, des pluies diluviennes et donc de mauvaises récoltes. Soyons clairs : les mauvaises récoltes sont aussi vieilles que l’agriculture et, sauf à démontrer que celles qui nous frappent aujourd’hui sont plus fréquentes ou plus destructrices que celles d’autrefois et que, de surcroît, elles sont bien liées à une modification des conditions climatiques, ces allégations ne sont rien d’autre que des affirmations gratuites. Quand aux fameux spéculateurs, ce sont pour l’essentiel des commerçants qui achètent des denrées alimentaires dans les pays où elles sont abondantes et relativement peu onéreuses, pour les revendre là où elles manquent cruellement et y sont donc plus chères ; ce qui a principalement pour effet, justement, d’éviter des famines.

C’est justement là que le bât blesse : les prix alimentaires sont un enjeu politique majeur dans de nombreux pays et l’intervention des états a déjà et à plusieurs reprises prouvé son extrême nocivité. En 2008, par exemple, l’interdiction d’exporter du riz prononcée par le gouvernement indien alors que le marché était déjà particulièrement tendu avait violemment accentué la hausse des cours et déclenché une famine au Bangladesh. Une étude récente publiée par deux chercheurs américains sur les marchés mondiaux de matières premières agricoles trouve que les coûts de transaction – transport et barrières douanières – sont proches de ceux associés à un équilibre autarcique. D’après leurs calculs, si tous les pays alignaient leurs barrières douanières sur les niveaux des pays les plus ouverts aux importations, les baisses de prix à la consommation pourraient atteindre 57 %. Jamais le commerce international de produits alimentaire n’a été aussi vital : fermer les frontières, dans un sens ou dans l’autre, permettrait peut-être à quelques pays de contenir provisoirement la hausse des cours, mais ce serait au prix de famines dramatiques ailleurs dans le monde.

Autre imbécillité, qui est pour le coup bel et bien liée au réchauffement climatique : les biocarburants en général et l’éthanol d’origine végétale en particulier. Pour rester dans l’exemple du maïs américain, sachez qu’en 2009, 35 % de la production étasunienne de maïs ont été utilisés pour produire de l’éthanol destiné à la production de biocarburant. En d’autres termes, la production d’éthanol subventionné a absorbée, à elle seule, pratiquement 90 % de l’augmentation de la production américaine des trente dernières années. En 2010, l’adoption du mélange E15 (15 % d’éthanol pour 85 % d’essence) par l’Environmental Protection Agency (EPA) a clairement démontré – s’il en était encore besoin – les effets dévastateurs de cette politique, en provoquant une hausse des cours du maïs de près de 80 %. Naturellement, cette flambée des prix incite les agriculteurs à planter du maïs à la place d’autres céréales – comme le blé – et entraîne, à son tour, le prix des autres denrées alimentaires de base à la hausse, sans parler des coûts de production des éleveurs bovins. Quand on sait, par ailleurs, que l’industrie des carburants à base d’éthanol n’est absolument pas viable sans subvention et procède à un lobbying éhonté pour s’attirer de nouvelles faveurs gouvernementales, on est légitimement fondé à demander à nos gouvernements d’arrêter de jouer avec la nourriture – surtout quand les voisins ont faim.

Vous avez entendu et entendrez encore des malthusiens vous expliquer que nous vivons dans un monde de ressources finies – ce qui est parfaitement exact – et que la croissance de la population mondiale provoquera inévitablement des pénuries à l’avenir. La meilleure réponse à cet argument m’a été soufflée par un spécialiste des marchés de matières premières : parier sur la hausse continue des cours ou la disparition des denrées alimentaires (ou du pétrole, de l’or, etc.), c’est parier contre l’ingéniosité humaine. Et ça, c’est un très mauvais pari. Nous pouvons faire face à ce défit et nourrir dans de bonnes conditions plus de 9 milliards de nos semblables et probablement même plus. C’est techniquement et physiquement possible, mais il faudra pour cela que nos gouvernements cessent une bonne foi pour toutes de s’occuper d’agriculture et de distribution alimentaire. Qu’ils s’intéressent, pour changer, à notre système judiciaire par exemple ! Et qu’ils laissent les marchés fonctionner correctement.

Laissez faire ! Morbleu ! Laissez faire !



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