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Pour vivre heureux, vivons fichés !


Pour vivre heureux, vivons fichés !

Quelque chose à cacher ? Et puis quoi encore ? Osons-le dire : le véritable scandale Edvige n’est pas celui qu’on croit. Ce que révèle cette nouvelle « affaire des fiches » n’est pas tant la volonté du pouvoir de fouiner dans les existences des citoyens que le souci affiché par ces derniers de se protéger contre de telles intrusions.

On croyait les frontières de la vie privée abolies et le règne de la transparence instaurée, convictions intimes, opinions personnelles, secrets inavouables étaient tenus pour de monstrueuses survivances du passé. Offrir à ses semblables chaque bribe de son existence, telle était la grande aventure des temps postmodernes. Quand on avait des lettres, on appelait ça autofiction et quelques femmes de tête y excellèrent. Les pauvres pouvaient tenter leur chance avec la télé-réalité, cette conquête démocratique qui universalisa le « droit d’être vu ». Et voilà que le scandale Edvige révèle au grand jour les tendances au secret, à la dissimulation et peut-être même à la honte, qui continuent de ronger la société. Au point qu’on peut parler de régression.

Les masques tombent – ce qui, en l’occurrence, signifie qu’ils reviennent. Les vestes se retournent. Les anciens adeptes de la transparence ne jurent plus que par le secret. Celui qui hier s’affichait à la gay pride, exhibait ses tatouages musculeux ou narrait par le menu sur les plateaux de télévision ses expériences sexuelles hors-norme, suffoque d’indignation à l’idée que son homosexualité pourrait être connue de la police. Les ados piétinaient dans des castings des heures durant dans l’espoir d’obtenir le droit d’être filmés sous toutes les coutures 24 heures sur 24. Ils fourbissent leurs banderoles pour la grande parade du droit à l’intimité, l’équivalent de la hide pride de Londres, qui aura lieu le 16 octobre, jour de la sainte Edwige. Les foules qui proclamaient leur amour du Pape, du dalaï-lama ou de Zidane tremblent à la perspective que leur foi puisse être dévoilée. Les yuppies qui s’inscrivaient sur Facebook pour que leurs contemporains n’ignorent rien de leurs petites habitudes s’y mobilisent aujourd’hui au nom de la défense de la privacy. Bref, hier on ne vivait que par la publicité ; aujourd’hui, on dirait que rien n’est plus désirable que la clandestinité.

D’accord, ce n’est pas pareil. On ne voit pas pourquoi on ne pourrait pas tout à la fois s’adonner à l’exhibition choisie et fantasmer sur l’inquisition subie. La mise à nu n’est jamais autre chose qu’une mise en scène. Des tas de gens sont prêts à lâcher sur internet des vidéos de leurs ébats amoureux mais s’étouffent à l’idée qu’on puisse les filmer en train d’acheter leur pain. Que chacun ait le droit de faire de sa vie un spectacle n’autorise personne, et surtout pas les représentants de l’Etat sur terre, à espionner en coulisse. Admettons d’ailleurs que le super-fichier pose des tas de problèmes réels, le premier étant qu’on ne voit pas très bien l’intérêt de payer des fonctionnaires de police pour dénicher une information dont une bonne part s’étale à la « une » des journaux. Pour le reste, mieux vaudrait leur payer une bonne formation sur Google que de dépenser des millions dans une usine à gaz informatique.

Quand chacun promène ses identités en sautoir, affichant sa fierté d’être juif, catho, sourd, écolo, frigide ou dépressif (vite, une lexomil pride), le charivari fait autour d’Edvige n’en est pas moins hilarant. « Ne dites pas à ma mère que je suis pédé, elle l’a appris à la télé. » Il est toujours réjouissant de voir deux inventions de l’époque se précipiter tête baissée l’une vers l’autre jusqu’à la collision frontale. On s’offre à tous les regards mais on ne saurait tolérer la curiosité de l’Etat policier. Encore qu’elle semble susciter une forme de gourmandise, comme si chacun, en secret, s’imaginait avec délectation qu’il est espionné, surveillé, fiché. On se rêve en Winston luttant contre Big Brother (mais qui gagnerait à la fin). Tout en pensant déjà au moment où l’on pourra enfin parler, l’œil humide, du « viol » dont on a été la victime.

À la réflexion, nous sommes en présence d’un cas d’école du seul combat qui ait encore cours, celui de Moderne contre Moderne dont Muray a si drôlement exposé les ressorts. « Il faut prendre le Moderne la main dans le sac, en train de se crêper son propre chignon », a-t-il écrit. On aura au moins essayé.

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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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