Parmi les conseillers du président de la République, on distingue les tonitruants et les discrets. D’un côté les Henri Guaino, Emmanuelle Mignon, Georges-Marc Benamou, de l’autre les Raymond Soubie, chargé des affaires sociales ou Jean-David Lévitte, chef de la cellule diplomatique.
A l’exception d’Henri Guaino, toujours en fonction, les bavards ont quitté rapidement leurs bureaux du faubourg Saint-Honoré, alors que les muets sont toujours là. Ces derniers, comme par hasard, ont en charge des secteurs où Nicolas Sarkozy peut se prévaloir de succès non négligeables, et où la rupture annoncée par le candidat à l’élection présidentielle est la plus perceptible. La réforme des retraites, la refondation du dialogue social, la mise en place d’un service minimum dans les transports ont été effectués sans susciter un soulèvement généralisé des salariés du genre de ceux qui avaient mis à bas la réforme Juppé de 1995 ou le CPE de Dominique de Villepin en 2005. L’habileté et la longue pratique des partenaires sociaux de Raymond Soubie, ancien chef de cabinet de Raymond Barre, ont été pour beaucoup dans ce succès, notamment parce qu’elles ont permis l’instauration d’un dialogue direct, à l’abri des regards, entre Nicolas Sarkozy et Bernard Thibault.
Ceux qui pensent que la politique étrangère de la France est élaborée au Quai d’Orsay sous la direction éclairée de Bernard Kouchner confondent présence médiatique et pouvoir réel : jamais, dans l’histoire récente de la Ve République, le poids de la cellule diplomatique de l’Elysée n’a été aussi important qu’aujourd’hui. La raison en est simple: il ne s’agit plus d’appliquer de vieilles recettes mitonnées du temps du Général en les adaptant plus ou moins bien aux péripéties de la vie internationale, mais d’opérer une mutation radicale du comportement de la France dans l’Europe et dans le monde. En matière de politique européenne, la direction des opérations a été confiée à un autre ministre d’ouverture, Jean-Pierre Jouyet, moins flamboyant mais diablement plus efficace que Kouchner. Le reste du monde, les crises diverses et variées, les « coups diplomatiques », la vision à moyen et long terme, les affaires stratégiques sont du ressort du très discret et très secret Jean-David Lévitte. S’il n’avait choisi la diplomatie à sa sortie des Langues-Orientales (chinois et indonésien) en 1970, il aurait pu faire carrière (et fortune) comme pro du poker, tant sa pensée est indéchiffrable sur les traits de son visage. Les journalistes accompagnant, lundi 8 septembre, Nicolas Sarkozy dans sa navette entre Moscou et Tbilissi n’en sont pas encore revenu de l’avoir entendu bramer « On est les champions ! » après la conclusion au forceps, d’un accord de retrait de Géorgie des troupes russes. De sa part, un tel langage paraît aussi incongru que les flatulences d’une duchesse pendant sa révérence devant la reine d’Angleterre.
C’est que sans particule ni diplôme de l’ENA, il sait « faire » le diplomate comme si sa famille était dans la carrière depuis des générations. Toujours tiré à quatre épingles, il ne tient en public que des discours positifs, n’exposant jamais un problème sans suggérer des solutions propres à satisfaire son interlocuteur.
Reste que s’il n’était que cela, la modestie de ses diplômes – il est entré au Quai par la petite porte du concours d’Orient – l’aurait mené, en fin de carrière et avec de la chance, jusqu’à un poste d’ambassadeur dans un « petit dragon » asiatique comme Singapour, la Malaisie ou les Philippines…
Ce « quelque chose de plus » qui transforme un haut-fonctionnaire lambda (« pour être un bon ambassadeur, il ne suffit pas d’être bête, encore faut-il être poli », disait un ancien Secrétaire général du Quai…) en un acteur respecté de la haute diplomatie mondiale vient peut-être, chez Lévitte, d’un itinéraire personnel et familial franchement atypique dans son milieu.
Dans le portrait que Le Monde lui consacre en juin 2007, il est indiqué d’entrée que Jean-David est issu d’un père russe et d’une mère sud-africaine. Ben voyons! Georges Lévitte, le père, né en 1918 à Ekaterinenbourg, a quitté son Ukraine natale avec ses parents en 1922, fuyant les bolchéviques. De russe, la famille ne possédait que la langue, pratiquée avec le yiddish dans toutes les bourgades et quartiers de la « zone réservée » assignée aux juifs par le régime tsariste. Sans être paranoïaque, on peut trouver surprenant que Le Monde ne fasse aucune mention de cette appartenance dans le tableau qu’il brosse de l’itinéraire personnel et familial du sherpa du président. Pour le quotidien « de référence », c’est en tant que « Russes blancs » que les Lévitte fuient la Russie pour s’installer en France. La disparition de ses grands-parents à Auschwitz est évoquée sans autre explication, comme si les nazis avaient systématiquement exterminé les partisans de la dynastie Romanov. Que Georges Lévitte, fondateur avec son frère Simon, de la maison d’enfants juifs de Moissac, soit devenu après la guerre une figure marquante de la communauté juive française, notamment comme animateur du colloque annuel des intellectuels juifs de France, n’a pas plus suscité l’intérêt de la portraitiste du Monde. Sans tomber dans un déterminisme généalogique de comptoir, on peut affirmer que ce n’est pas en révérant la mémoire de Nicolas II et de Pierre le Grand que Jean-David a formé sa perception historique et géopolitique de la planète !
Il est pourtant permis de penser que cet héritage très particulier l’a aidé, en 2002, alors qu’il était ambassadeur à Washington, à lancer la contre-offensive contre le french bashing (la furia antifrançaise) qui faisait rage dans le monde politique et médiatique américain. On le croyait, lui, quand il disait que la France n’était pas ce pays antisémite décrit dans la presse des Etats-Unis…
En même temps qu’il ferraillait pour défendre l’honneur tricolore outre-Atlantique, il prenait ses distances avec Jacques Chirac, qui avait pourtant fait de lui, en 1995, son conseiller pour les affaires stratégiques, puis son représentant aux Nations-Unies et à Washington.
Il est donc celui qui ouvre les portes de l’Amérique et de ses élites politiques et économiques à Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur en lutte avec le diplomate Villepin pour la succession de Jacques Chirac. Sarkozy et Lévitte font le même diagnostic de faillite de la politique extérieure chiraco-villepiniste – rodomontades rhétoriques pour la galerie et cynisme affairiste en coulisse. Dès avant l’élection d’avril 2007, les deux hommes élaborent les grandes lignes de la nouvelle diplomatie française. Le rapprochement avec les Etats-Unis et Israël, le retour dans les structures militaires intégrée de l’OTAN, la désintrication, au Liban et dans la région, des intérêts de la France d’avec ceux du clan Hariri, la réconciliation avec les pays de la « Nouvelle Europe » blessés par les propos méprisants de Chirac en 2003 (« Ils ont perdu une bonne occasion de se taire ! ») ont été menées ensuite avec constance. Et le résultat est là.
Même les opposants les plus déterminés à la politique de Sarkozy, à l’exception, bien sûr, de l’extrême gauche et des paléo-gaullistes, doivent reconnaître que cette rupture n’a pas fait de la France un vulgaire vassal des Etats-Unis. L’affaire géorgienne et l’ouverture vers la Syrie se sont révélées des succès diplomatiques, relatifs certes, et susceptibles de réversion, mais incontestables. Les observateurs étrangers, quelque peu surpris, observent que la France est de retour, moins arrogante mais plus efficace. Résultat, elle parvient à profiter de l’absence momentanée des Etats-Unis pour cause de campagne présidentielle.
Bachar al-Assad est d’autant plus sensible aux pressions exercées par la France pour qu’il se détache de l’Iran et poursuive le dialogue avec Israël que Paris est de nouveau écouté à Jérusalem et à Washington. Bref, la France revient dans le jeu proche-oriental et si l’on ajoute que le conflit caucasien est circonscrit, le résultat n’est pas mince.
Dans cet art tout d’exécution qu’est la diplomatie, Jean-David Lévitte possède toutes les qualités d’un artisan qui mériterait la distinction de « Meilleur Ouvrier de France » si celle-ci n’était pas réservée aux Bocuse et autres charcutiers, orfèvres ou brodeuses de perles, dont notre pays est, à juste raison, si fier. Dans cette France où l’art du paraître exerce sa prééminence sur l’aptitude à bien faire, ce n’est pas une mince satisfaction de voir, pour une fois the right man at the right place.
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