Les Arabes n’ont plus honte d’être arabes : voilà ce qui, suite à cet hiver chaud, semble acquis. Personne ne sait aujourd’hui de quoi le lendemain arabe sera fait mais, déjà, quelque chose a changé dans le regard que beaucoup d’Arabes portent sur eux-mêmes. Bien au-delà des sociétés directement concernées, une forme de fierté par procuration fait désormais partie de l’« arabitude ». Nous avons au minimum assisté à une révolution de l’imaginaire collectif.[access capability= »lire_inedits »]
Diffuse, confuse et insaisissable, comme toutes les appartenances, l’identité arabe existe. Elle n’est pas seulement incarnée par une langue et un héritage culturel communs mais aussi par un sentiment qui s’apparente, même s’il n’en a pas la force (comme le prouvent les clivages politiques au sein du monde arabe) au sentiment national. Il y a un demi-siècle, de l’Atlantique à l’Euphrate, il a fait vibrer des millions d’Arabes qui écoutaient le discours de Gamal Abdel Nasser.
La relative modestie des troubles − au moins pour le moment − qui secouent le Maroc et l’Algérie s’explique en partie par le fait que ces pays ne peuvent se définir que partiellement par l’identité arabe. Le substrat berbère de la vieille nation marocaine et le caractère artificiel de l’identité nationale algérienne forgée par l’État-FLN font obstacle à la contagion révolutionnaire qui reflète la géographie d’une arabité aussi prégnante à Tunis et au Caire qu’elle est inconsistante à Casa ou à Alger.
Jusque-là, l’humiliation était l’incontournable mantra du malheur arabe
Le narratif qui portait jusque-là cette arabitude témoignait d’un passé glorieux mais lointain, suivi d’une succession de catastrophes aboutissant à une misère économique, sociale et culturelle, le tout sur fond d’humiliation, incontournable mantra du « malheur arabe ». Ceux qui se voyaient comme les héritiers de guerriers partis du désert, de stratèges chassant les Croisés, de poètes, philosophes, astronomes, médecins et navigateurs de génie, vivaient à l’ombre de l’Occident, donc en marge de l’Histoire. Même la décolonisation, inaugurée en 1952 par des officiers égyptiens et arrivée à son paroxysme avec l’indépendance algérienne une décennie plus tard, n’a pas suffi à effacer ce sentiment destructeur, nourri par des défaites successives.
Contrairement à la thèse d’Édouard Saïd, le problème venait du regard que les Arabes portaient sur eux-mêmes bien plus que de l’image « orientaliste » qu’avaient d’eux les Occidentaux.
Plusieurs décennies après la mort de Nasser et l’évaporation de son panarabisme, quand les télés du monde entier diffusaient les images d’un Saddam Hussein sale et hirsute déterré de son terrier par des soldats américains, un chauffeur de taxi à Damas interrogé par le New York Times avouait avoir eu envie de pleurer. Comme des millions de gens, il ne voyait pas la chute d’un dictateur sanguinaire déchu, mais la énième humiliation d’un Arabe par des Occidentaux.
Les raisons profondes de ce perpétuel − et parfois bien commode − sentiment d’humiliation sont trop complexes pour les définir rapidement. Notons seulement que d’autres peuples colonisés, d’autres groupes vaincus n’ont pas ressassé leurs défaites et échecs en adoptant collectivement la posture de l’offensé. Les évolutions divergentes de l’Inde et du Pakistan, dont l’histoire commune a pris fin en 1947, démontrent que le ressentiment face à l’Occident, infiniment plus tangible à Karachi qu’à Bombay, ne découle pas automatiquement d’une expérience coloniale douloureuse.
Les peuples refusent désormais la tutelle nationale qui a remplacé les puissances coloniales
Il est probable que, dans le monde arabe, la décolonisation est arrivée trop tôt, portée par des élites nationales trop restreintes qui ont initié et dirigé les révolutions des années 1950 et 1960 pour en devenir par la suite les seules bénéficiaires. Au lieu d’accéder au statut de citoyens, les anciens colonisés des empires français et britannique sont devenus les sujets de leurs despotes locaux. Dans cette perspective, les « révolutions arabes » sont donc la phase ultime de la décolonisation. Désormais, les peuples refusent la tutelle nationale qui a remplacé les puissances coloniales et exigent d’être traités en adultes. On ne peut que s’en réjouir.
Si les soulèvements populaires intervenus en Tunisie, en Égypte et en Libye constituent une rupture considérable, c’est donc d’abord parce qu’ils inaugurent un roman collectif radicalement différent de celui de la colonisation, de la décolonisation et de l’indépendance façon Kadhafi ou Ben Ali. Pour écrire ce nouveau chapitre de leur histoire, les Arabes cessent de rechercher des boucs émissaires et s’approprient enfin la grammaire à laquelle ils se reprochaient − ou, plus encore, reprochaient à l’Occident − de n’avoir pas accès : responsabilité, prise en main de son propre destin, critique des institutions. Et, last but not least, c’est l’histoire d’une maîtrise de la technologie. Même si l’évaluation du rôle d’Internet reste à faire, dans le récit médiatique repris en chœur par l’opinion publique mondiale, il s’agit bien de « révolutions Facebook » (et Twitter). Et quelle que soit la part de mythologie, l’un des rares individus dont le visage a émergé de ces foules révoltées est bien, dans la vraie vie, cadre supérieur chez Google.
L’invention de Gutenberg a mis des siècles à pénétrer le monde arabe : en Égypte, la première presse a été importée par Napoléon. Deux siècles plus tard, des populations mobilisées par leur jeunesse et autour d’elle s’approprient les produits et services de Bill Gates, Larry Page, Sergueï Brin et Mark Zuckerberg. Les Arabes ont enfin en propre le récit glorieux d’une victoire porteuse d’une promesse de progrès, c’est-à-dire le bien le plus précieux qu’un groupe humain puisse posséder.[/access]
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