David Desgouilles – Alors que vous étiez une journaliste spécialisée dans le domaine de l’éducation, surtout connue des lecteurs de Marianne et de ceux qui suivent la question scolaire, vous avez connu, ces douze derniers mois, une mise en lumière médiatique assez impressionnante et vous vous exprimez maintenant sur bien d’autres sujets que l’école, et cela sur plusieurs médias différents. Trois hypothèses : devient-on davantage « bankable » lorsqu’on émarge au Figaro ? Est-on plus libre de ses mouvements avec Mougeotte qu’avec Szafran ? Ou ce changement d’employeur a t-il coïncidé -voire causé- cette nouvelle phase de votre vie professionnelle ?
Natacha Polony – Il me semble que le phénomène que vous décrivez s’explique à la fois par mon parcours propre et par le fonctionnement général des médias, et en particulier de la télévision. Il faut tout d’abord distinguer le métier de journaliste, que j’exerce dans la spécialité qui est la mienne, l’éducation, et qui consiste à recueillir des informations, les ordonner et les analyser pour les rendre lisibles, et le statut d’éditorialiste, qui consiste à mettre en avant une lecture spécifique d’un événement au nom de convictions et d’analyses personnelles (ou reflétant la ligne de son journal). Au Figaro, mon statut est celui d’une journaliste parmi tous ceux de la rédaction, les éditoriaux étant assumés par la hiérarchie du journal. Et même si les gens qui ne partagent pas ma lecture des questions éducatives me reprochent souvent « d’éditorialiser » (suivant le vieil adage selon lequel le journaliste objectif est celui qui partage nos opinions ; les autres sont malhonnêtes, partiaux, orientés…), il n’en reste pas moins que je prépare des reportages, des enquêtes, que j’interroge des gens qui me semblent représentatifs ou dont les analyses apportent quelque chose aux lecteurs du journal.
Mais la télévision (et parfois la radio) organise de très nombreux débats et confrontations d’éditorialistes, et je suis régulièrement sollicitée pour ces séquences. Je l’étais déjà en 2009, puisque j’intervenais à fréquence fixe sur BFM TV et I-Télé. Cependant, il est vrai que je le suis beaucoup plus depuis un an ou deux, c’est-à-dire depuis que je suis passée de Marianneau Figaro. Pour autant, est-ce la cause principale ? La rédaction de Marianne comptait nombre de personnes déjà présentes dans les médias, et sans doute y avait-il moins de place pour moi. D’autant que, c’est ce qui explique mon départ de Marianne, je n’étais plus, depuis le départ de Jean-François Kahn, considérée comme tout à fait conforme aux évolutions de la ligne du journal. Trop «réac», pas assez en empathie avec les syndicats enseignants et la gauche classique en général. J’en étais restée à la conception kahnienne du « ni droite, ni gauche » et des valeurs républicaines, les mêmes que j’avais toujours défendues au sein du journal et dont JFK avait fait la une de Marianne. Cela m’a valu d’être isolée par la direction.
Je ne suis pas non plus tout à fait représentative de la ligne du Figaro dans son ensemble, mais cela ne pose apparemment aucun problème à ma nouvelle direction. Sans doute parce qu’une partie de la droite, qu’elle soit gaulliste, souverainiste ou autre, peut se reconnaître dans les valeurs que je défends, de même qu’elle se reconnaissait dans Marianne jusqu’à ce que la direction de ce journal cherche à la remplacer par un lectorat plus marqué à gauche. Les droites françaises sont diverses, on le sait depuis René Rémond.
Mais je crois très honnêtement que la cause principale de mon relatif « état de grâce » dans un monde médiatique si versatile ne tient malheureusement pas à mes éventuelles qualités personnelles, ni même à une soudaine conversion générale aux options idéologiques que je défends. Soyons lucide : la télévision a besoin de femmes et de jeunes. Je suis l’une et encore un peu l’autre. Ajoutons que je ne suis pas sur le « créneau » déjà très encombré de la gauche morale, et l’on voit que je remplis assez efficacement une case trop souvent vide de l’échiquier médiatique. D’autant que, fait rare parmi les journalistes qui ne sont pas spécialisés en politique, je peux m’exprimer sur de nombreux sujets (tout simplement parce que je m’y intéresse et que je travaille mes sujets avant de passer devant la caméra ; peut-être aussi parce que les prépas littéraires restent une bonne formation et que la proximité avec Jean-François Kahn prédispose à l’exercice du débat…).
De fait, la hiérarchie journalistique privilégie généralement cette aristocratie que constituent les journalistes politiques. Sans doute sont-ils considérés comme aussi polyvalents que les personnalités sur lesquelles ils écrivent. L’énorme inconvénient réside dans le fait que les débats d’éditorialistes se mettent à ressembler à des commentaires sportifs où des spécialistes des joutes politiciennes analysent les derniers coups de poignard entre amis. Et l’on peut légitimement douter de l’intérêt que portent les Français à ce genre de considérations. La désaffection que connaît une certaine presse dite « d’opinion » n’est pas étrangère à ce phénomène. J’ai découvert récemment que j’avais la réputation d’apporter un peu de « fraicheur » dans les débats ; sans doute parce que j’ai la naïveté de m’intéresser à autres chose qu’aux arrière-pensées politiciennes des uns et des autres (que je n’appartiens à aucune chapelle, à aucun clan, et que je ne voyage pas dans les avions privés des grands patrons ou des hommes d’Etat), mais bien plus aux choix politiques qu’ils expriment.
DD – Sur la question scolaire, on a eu l’impression, notamment grâce aux livres de Marc le Bris, Jean-Paul Brighelli ou les vôtres que Nicolas Sarkozy -qui avait bien mal débuté sa campagne sur ce thème à Lyon à propos de la Princesse de Clèves en janvier 2006- avait fini par donner la victoire aux tenants de l’école républicaine contre les pédagogistes. La victoire idéologique semblait gagnée et en quelques mois, il semble que nous en soyons revenus à la case départ. Comment expliquez-vous ce stupéfiant retournement ?
NP – Il s’agit en effet d’un renversement historique. Pour le dire brutalement, nous n’avons jamais été aussi éloignés du modèle de l’école républicaine, tel pourtant qu’une partie des Français l’a plébiscité en 2007. Comment expliquer cette défaite idéologique, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit ? Les livres que vous citez, en particulier ceux de JP Brighelli et Marc Le Bris, ont permis de constater qu’une grande partie des Français partageait le constat d’une école en déshérence, désormais incapable d’apprendre à lire et à compter aux élèves, de sorte que seuls s’en sortent ceux dont les parents peuvent compenser. Ces livres datent des années 2004-2005, et ils avaient été précédés par d’autres, ceux de Jean-Claude Michéa (l’excellent Enseignement de l’ignorance) et de Sauver les lettres notamment.
Lors de la campagne présidentielle, les politiques se sont aperçus du mouvement d’opinion provoqué par ce refus collectif de méthodes délirantes et de concepts éducatifs biaisés. Les principaux candidats ont tenté d’en recueillir les fruits, et le succès de Ségolène Royal, malgré les réticences de son propre parti, tient sans doute grandement à ses déclarations tonitruantes sur l’autorité des maîtres, tant il est vrai que, mis à part les professeurs, plus personne ne se souvenait (et les médias se gardaient de rappeler) qu’elle avait, en tant que ministre délégué à l’enseignement scolaire, bafoué cette autorité et soutenu les pires tenants de la « parole sacrée» d’un enfant « mis au cœur du système » (les mêmes qui étaient restés ses conseillers en 2007). François Bayrou, quant à lui, était fort de la légitimité que lui conférait son ouvrage, La décennie des malappris, et son passage rue de Grenelle, où, à défaut d’avoir laissé un bon souvenir, il n’en avait pas laissé de mauvais.
Nicolas Sarkozy, enfin, avait pour lui un atout majeur : les mots d’Henri Guaino. Il a donc su parler de « transmission », de « mémoire », de « hiérarchie entre celui qui sait et celui qui ne sait pas », bref, de tout ce que réclamait une bonne partie des Français qui ont la faiblesse de croire que l’école républicaine ne fonctionnait pas si mal et qu’on pourrait en garder les aspects positifs en en corrigeant les injustices. Malheureusement, il déclarait parallèlement qu’infliger la Princesse de Clèves à certains élèves ne sert à rien (ce en quoi il reprenait les propos de Claude Allègre, qui fut le premier, dans le Point, à prendre pour exemple le livre de Mme de Lafayette, qu’il opposait à Astérix, « plus utile dans certains lycées »), qu’il fallait augmenter le nombre d’heures de sport à l’école car le sport est porteur de valeurs (ce que les Français ont pu constater en Afrique du Sud : plutôt Knysna qu’Athènes ou Rome…) Et plus largement, la vision qui était portée par une partie de ses soutiens, vision essentiellement fondée sur une conception du libéralisme (pour simplifier, un libéralisme économique réduisant tout champ de l’expérience humaine, et notamment l’éducation, à un service potentiellement marchand) incompatible avec l’idéal d’une école républicaine fondée avant tout sur le rôle de la puissance publique dans l’instruction et l’émancipation du peuple.
Certains, pourtant, ont voulu y croire. Et peut-être ont-ils eu raison, puisque les programmes de primaire de 2008 sont indéniablement une avancée vers un peu plus de bon sens et de rigueur. Hélas, ce ne fut qu’une éclaircie dans un ciel s’assombrissant sans cesse. Généralisation de l’enseignement par compétences, autonomie des établissements fondée sur une conception managériale du fonctionnement de l’école, affaiblissement toujours plus grand de l’enseignement disciplinaire au profit d’une fumeuse « pédagogie de projet »… l’état des lieux est aujourd’hui apocalyptique.
A qui attribuer la responsabilité de ce désastre ? A des réformateurs qui tiennent depuis trente ans tous les rouages de l’éducation nationale, et sont infiniment plus puissants que telle ou telle directive ministérielle ? A une droite qui s’est laissée gagner par toutes les thèses des pédagogies modernes, sous prétexte qu’elles étaient présentées par des experts indéboulonnables, non plus comme une idéologie de gauche, mais comme une vulgate moderniste internationale ? A des gestionnaires qui ont découvert que faire dispenser des cours par des professeurs coûte cher, alors que faire animer des ateliers et des projets par des « adultes-référents », comme le prônent les pédagogies constructivistes, économise un nombre incalculable de postes ? A des « républicains» qui ont préféré pinailler sur le sexe des anges ou la dénomination des diverses méthodes syllabiques, alphabétiques, etc, et s’excommunier les uns les autres, plutôt que de faire front ? Un peu tout cela, bien sûr. Mais qui veut retracer cette histoire doit noter en premier lieu que tout était déjà posé par la loi d’orientation sur l’école de 2005 : compétences, pédagogie de projet, autonomie… La partie s’est sans doute jouée avant, lorsque Jacques Chirac a renoncé à un référendum, et confié à Claude Thélot, apparatchik de la rue de Grenelle, le soin de diriger une commission chargée d’élaborer ce qui deviendrait la loi Fillon.
DD – Au cours d’un échange il y a quelques semaines, vous m’avez confié que vous vous considériez comme un mélange de réac’ de gauche -vous fûtes d’ailleurs candidate aux élections législatives en 2002 sous les couleurs chevènementistes- et d’anarchiste de droite. Mais en vous lisant et en vous écoutant encore très récemment, j’ai remarqué que vous faisiez souvent référence à un auteur, Jacques Ellul, qui se trouve être aussi La référence pour un homme comme José Bové[1. Lors de l’émission « on n’est pas couché » du 5 février 2011, José Bové a cité Jacques Ellul, ajoutant « qu’il lui devait beaucoup ». Intellectuellement, devait-il signifier]. Ceux qui vous ont entendu à Europe 1 évoquer la malbouffe et votre passion pour le vin n’en seront pas forcément étonnés. Mais faut-il pour autant ajouter « écologiste ascendant AOC » aux deux autres termes employés plus haut ?
NP – Voilà une appellation qui me plaît ! Je l’accole aux deux autres et m’en fais un étendard. Plus sérieusement, la démarche qui est la mienne quand je défends l’école et la transmission des savoirs, et quand je parle du patrimoine agricole français, est évidemment la même. Je me reconnais comme héritière de tout ce qui constitue une civilisation qui a pu voir naître Rabelais aussi bien que Flaubert. Une civilisation où, finalement, il fait bon vivre pour quiconque, d’où qu’il vienne, accepte simplement de comprendre où il est.
D’où ce côté à la fois réac, car je défends des valeurs dont j’estime qu’elles ne sont l’apanage d’aucun camp politique, et anarchiste, dans le sens où ces valeurs ont pour unique objet l’émancipation des individus, le développement de tous les anticorps contre le consumérisme festif ou la bonne conscience larmoyante. Pour résumer, les écrits de Jacques Généreux ou la Revue du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales) m’intéressent autant que me réjouissent les textes de Philippe Muray.
Mais vous avez raison d’y ajouter Jacques Ellul, le théoricien du « système technicien », penseur protestant malheureusement totalement méconnu en France, et qui a parfaitement montré ce que pouvait avoir de destructrice l’idéologie maîtresse de l’Occident contemporain, résumée par ce fantasme selon lequel on pourrait trouver, dans tout domaine de l’existence, la technique absolument la plus efficace pour accomplir n’importe quelle tâche. De là un appauvrissement dramatique de l’expérience humaine, et la mise en place d’un système oppressant et totalement dénué de sens. Il n’est besoin que de lire un court texte qu’il avait publié dans la revue Réforme en 1954, dans lequel il s’inquiétait du pouvoir de la publicité, dont il estimait qu’elle n’avait plus pour objet de vanter un produit, mais d’imposer un modèle de vie, pour comprendre combien il fut visionnaire.
Jacques Ellul est un des maîtres à penser de l’écologie politique, parce qu’il est le premier critique de l’idéologie du progrès. Et n’importe qui d’un peu honnête peut constater que, depuis que l’Occident ne croit plus que le progrès technique apporte le progrès moral, la course aux avancées technologiques se fait sans le moindre souci de sens à donner à l’existence humaine. Notre projet collectif se résume au droit des peuples à disposer d’un écran plat.
Mais Jacques Ellul est surtout représentatif de ces nombreux penseurs chrétiens qui, au cours du XXème siècle, tentèrent de trouver une voie qui ne fut ni le capitalisme, ni le communisme, ni le fascisme. En un temps où l’on cherchait absolument à enfermer toute voix dissidente dans un camp pour en atténuer la portée, l’exemple est précieux. D’autant que votre précédent interlocuteur, Paul-Marie Couteaux, rappelait avec justesse dans une tribune publiée il y a quelques mois par le Figaro que l’écologie est idéologiquement née à droite, puisqu’elle est, par essence, un conservatisme. Et je ne peux que renvoyer quiconque voudrait creuser ce débat, à un petit essai dont j’ai rendu compte récemment sur mon blog : L’instinct de conservation, de Nathanaël Dupré-Latour (éd du Félin). Le souci écologique, c’est-à-dire la volonté de préserver pour les générations à venir la beauté du monde et le bonheur de jouir de ses fruits me semble le devoir de tout adulte responsable, dont la conscience dépasse l’échelle de sa seule petite vie.
La seule question qui vaille aujourd’hui est la suivante : comment penser un système qui émancipe l’Homme, qui contribue au bonheur collectif en développant autant la liberté que l’égalité, le goût du bien commun et le respect de la dignité humaine, en soi-même comme en l’autre ? Comment faire en sorte que chacun se sente exister, au sens le plus plein de ce terme, se sente intégré, verticalement, à une histoire et à une généalogie qui ne soient pas une pesanteur ou une exclusion d’autrui, et horizontalement à une société, une communauté qui ne soit pas un enfermement ? Que la réponse qu’on y apporte nous pousse à droite ou à gauche importe finalement peu : je ne suis pas de ceux qui confondent politique et guerre de religion. Je ne suis pas adepte de l’excommunication de l’adversaire idéologique. Et je crois surtout que la droite et la gauche telles qu’elles sont aujourd’hui traduites par les partis politiques ne disent absolument rien de ces choix cruciaux autour de la notion de progrès, de la question du rapport au passé, à l’histoire et à la civilisation, ou de la capacité à penser une diversité qui ne soit pas une uniformisation ou une explosion des valeurs communes.
Sans doute la philosophie des Appellations d’Origine peut-elle nous aider à concevoir la géographie et l’histoire comme les ciments d’une société accueillante, puisqu’elle repose sur l’idée selon laquelle le lieu, sa configuration, sa lumière, permettent à quiconque, d’où qu’il vienne et quelle que soit son histoire, de comprendre où il est et de le traduire en plaisir sensoriel. Rien de plus universel qu’un camembert au lait cru, un agneau de pré-salé ou un verre de Savennières. Sur ce dernier point, ce n’est pas Danièle Sallenave qui me démentira.
DD – Vous savez que cette profession de foi vous vaudra l’accusation de pétainisme. Qu’on raillera votre propension à louer « une terre qui ne ment pas ». D’ailleurs, Claude Askolovich ne s’en était pas privé il y a quelques mois. Comment expliquez-vous ce réflexe conditionné de toute une partie des classes politique et journalistique qui n’a pas manqué de se produire lors des déclarations de Christian Jacob ?
NP – Contrairement à beaucoup d’autres, je ne passe pas mon temps à essayer de démontrer que j’aurais été du bon côté. Je me contente intimement de l’espérer. Et je fais en sorte de défendre les valeurs qui permettront que nous n’ayons plus jamais à faire ce choix. Mais je suis à la fois agacée et effarée par l’obsession française autour de cette période. De fait, la France ne s’en est toujours pas remise. Et nous continuons à stériliser tout débat en le ramenant à des catégories qui n’ont plus rien à voir avec la configuration actuelle du monde.
Pour ma part, je me réfère à la phrase du général de Gaulle, qui raillait la devise choisie par Pétain pour la Révolution nationale : « Travail, famille, patrie ? Il n’a jamais travaillé, n’a pas eu d’enfants, et a trahi sa patrie ! » Au nom de cet humour gaullien, je refuse de laisser ces mots kidnappés par un fantôme. Nous avons besoin de réfléchir à l’organisation du travail, au sens à donner au travail dans un monde obsédé par la performance, où le morcellement des tâches empêche l’épanouissement des travailleurs et la fierté devant le travail bien fait. Nous avons besoin de réfléchir à la famille, à son rôle dans une société dépolitisée, où le noyau familial est vécu comme une protection contre les autres, forcément hostiles, où la télévision s’insinue dans les foyers pour imposer des modèles qui détruisent toute maîtrise des adultes sur ce qu’ils veulent transmettre à leurs enfants. Nous avons besoin, enfin, de réfléchir à la patrie, c’est-à-dire au sentiment d’appartenance, qu’ils soit géographique ou historique, aux liens qui se tissent entre des êtres humains que ne relie que le fait d’être nés quelque part, et le projet politique qui peut en découler.
On peut et l’on doit penser ces notions d’un point de vue républicain, puisqu’il apparaît dans les thématiques que je viens d’esquisser combien elles sont liées aux notions de liberté, d’égalité et de fraternité. Abandonner des notions à ceux qui veulent bien s’en emparer, les considérer comme irrémédiablement salies, me paraît une erreur politique majeure. C’est ainsi que la classe politique française a abandonné peu à peu tout ce qui était l’apanage de la République, et jusqu’à la laïcité, que l’on voit aujourd’hui défendue par le Front National, dont le moins que l’on puisse dire est qu’il regroupe des forces largement hostiles à la laïcité authentique. Continuons, et l’on s’étonnera, à droite comme à gauche, de n’avoir plus le moindre projet à défendre, ni la moindre valeur à porter.
Sur les propos de Christian Jacob, qui donnent l’occasion de la première petite polémique de campagne, la seule chose à dire est, me semble-t-il, que cette question de l’ancrage territorial d’un homme politique n’a rien de monstrueux, de « moisi », comme j’ai pu l’entendre. De fait, les différents présidents de la République française, du général de Gaulle à Jacques Chirac, en passant par François Mitterrand, avaient une profonde connaissance de la ruralité française, et du lien affectif qui relie les Français à leurs paysages, leur diversité géographique et culturelle. Rien à voir avec le « parti de l’étranger » qu’ont ressorti certains. Mais le souci de prendre en compte une des dimensions de ce qu’est la France.
Une très grande part des Français vit dans ces zones que l’on appelle « rurbaines », dans ces petites villes et ces villages où les problèmes ne sont pas forcément ceux des métropoles, mais où la misère n’est pas moins grande. Et dans un monde où la Chine achète des quantités de terres arables partout sur la planète, où jamais une agriculture française industrialisée ne pourra concurrencer les bas coûts du Brésil ou de l’Argentine, comprendre l’enjeu de l’agriculture paysanne et de la promotion des terroirs me semble plus qu’urgent. On pourrait donc, loin de tout « relent pétainiste », espérer qu’un président de la République sache s’intéresser à ces questions.
Encore faut-il être honnête et ne pas transformer une analyse de l’histoire politique française en argument à géométrie variable. Or ce procès de Christian Jacob à DSK est exactement le procès qui fut fait à Nicolas Sarkozy par certains membres du PS en 2007. Et la droite, à l’époque, avait hurlé à l’antisémitisme. Pour aujourd’hui s’étonner que la gauche rejoigne le chœur des indignés. Une fois de plus, on transforme un authentique débat en caricature clownesque, et l’on fournit aux tartuffes adeptes du « point Godwin » l’occasion d’afficher leur esprit de résistance en un temps où ça ne coûte rien.
Mais je veux rassurer tous ces généreux modernistes : la meilleure preuve que cette dimension territoriale n’a plus d’importance dans le vote des Français est qu’ils ont élu Nicolas Sarkozy, qui, sociologiquement, culturellement, n’est pas si éloigné de Dominique Strauss-Kahn. Et qui n’a pas pour principale force sa connaissance de la France rurale. Si l’on veut bien, donc, dépasser les hypocrisies politiciennes, on comprendra que cette question, abîmée par le spectacle de la politique des « petites phrases » et des grandes indignations, mérite qu’on s’y arrête, pour que les Français n’aient pas l’impression que la France de leurs élites médiatiques et politiques se résume à Neuilly et Sarcelles, aux intérêts des hyper-riches et aux problèmes des banlieues défavorisées (les deux candidats nommés précédemment n’incarnant pas chacun une seule de ces deux dimensions, et c’est bien là tout le sel de la situation).
DD – Dans L’Homme est l’avenir de la femme, vous êtes assez sévère avec les «néo-machos» et notamment Eric Zemmour, coupables à vos yeux de faire le jeu des « Chiennes de garde » comme Isabelle Alonso. En publiant quelques articles volontairement provocateurs et -je dois le confesser- assez inspirés par ma lecture du Premier sexe, je me suis aperçu que c’est à cette occasion que j’y collectais le plus d’insultes dans les commentaires et de mèls rageurs de la part de représentantes de la gent féminine plutôt dépourvues en humour. N’est ce pas la preuve que Zemmour, quelque part, touchait juste même si -rassurez-vous- je compense moi-même ma non-participation à des conflits armés par, notamment, des séances de repassage du linge familial ?
NP – Que les féministes auto-proclamées manquent cruellement d’humour est malheureusement un fait. Mais Zemmour ne fut pas le seul à dénoncer les dérives d’un féminisme qui a préféré régner sur le symbolique plutôt que de s’attaquer à l’économique et au social. Et s’il a concentré les attaques du féminisme triomphant, c’est parce qu’il avait choisi volontairement de faire abstraction de toute nuance. Le défaut du Premier Sexe est selon moi de proposer une lecture des rapports hommes-femmes toute aussi caricaturale que celle qu’il dénonce. Pour le dire simplement : les hommes sont biologiquement des chasseurs polygames et les femmes aspirent à élever les enfants en restant dans la caverne. De sorte que la « féminisation » de la société aboutirait à un affaiblissement, à une sorte de décadence, par un attachement excessif à la vie.
J’ai tendance à penser que cette question des « valeurs » masculines et féminines est éminemment complexe, et qu’en l’occurrence, Eric Zemmour confond féminisation et triomphe des valeurs maternantes. En ce sens, il joue un peu les « machos de garde ». Soyons clairs, je n’ai, en moi, aucune mémoire chromosomale, qui me rende plus apte à manier un fer à repasser ou à éplucher des légumes. Et je crois que l’enfermement des femmes dans des aspirations intimes est d’ordre culturel. La meilleure preuve en est qu’il a suffit de l’avènement d’une société de consommation qui use de tous les processus d’infantilisation, pour faire des hommes des femmes comme les autres, aussi narcissiques et éloignés du politique (au sens noble) que leurs congénères à double chromosome X.
Ainsi, la thèse de Zemmour, au lieu de tenter de penser la différence homme-femme comme une différence complexe, relevant de l’identité intime de chacun, mais qui doit être dépassée par notre appartenance commune à l’humanité et notre capacité à nous projeter dans un destin commun, ne fait que nous rejouer l’opposition binaire entre l’homme fort et la femme esclave domestique. Bref, il rend un immense service à tous les pseudo-progressistes qui veulent faire croire que toute critique de leur modèle relève d’une nostalgie pour des temps inégalitaires et oppresseurs. Pour ma part, je ne veux ni du monde d’Anne Hidalgo ou de Clémentine Autain, ni de celui d’Eric Zemmour, car je crois que toute société vivable doit se structurer autour de la séparation entre espace public et espace privé. Dans la sphère privée, nous sommes des hommes et des femmes, avec nos différences, nos ambivalences, mêmes, et ce désir qui se nourrit de notre capacité à jouer avec les rôles qui nous sont assignés, et dans la sphère publique, nous sommes des citoyens rassemblés par la volonté de nous choisir un destin.
Je plaidais dans mon livre pour un renouveau de la réflexion sur l’éducation des filles, thématique très développée au XVIIIe siècle et totalement abandonnée quand on a cru que la mixité allait effacer les problèmes et les rendre caduques. Cette éducation doit être fondée sur l’ambition ; une ambition intellectuelle, un appétit de vivre et de déployer l’ensemble de ses potentialités, qui souvent fait défaut aux filles. J’y faisais aussi un éloge de la virilité, mais une virilité qui n’a pas besoin de renvoyer les femmes à la maison pour s’affirmer, et qui les préfère conquérantes et complices. Une virilité qui ne se résume pas à l’apologie du don juanisme et des instincts guerriers, mais qui se construit autour de la figure chevaleresque qui est au cœur de l’histoire occidentale : celle qui repose sur l’impératif, pour le fort, de ne jamais abuser de sa force, mais de la mettre au service du plus faible, et de s’imposer des devoirs plutôt que de proclamer son droit.
DD – Vous n’êtes donc pas d’accord avec Rousseau lorsqu’il écrit que l’Amour a été inventé par les femmes pour inverser le rapport de force dans le couple ?
NP – En matière d’amour, le moins que l’on puisse dire est que Jean-Jacques Rousseau n’est pas l’analyste le plus objectif ni le plus lucide. Et ce mythe de l’amour qui serait un sentiment purement féminin, une sorte de bride imposée à l’homme pour contrôler ses pulsions, me paraît extrêmement réducteur. L’amour est avant tout une construction culturelle qui se déploie à travers les modèles que s’est donnés l’Occident. Nous aimons de cette façon parce que nous avons en notre mémoire inconsciente les poèmes d’Ovide ou de Ronsard, la rigueur de la Princesse de Clèves ou les élans de Tristan et Iseut. Et je ne crois pas, contrairement à la thèse que défend Eric Zemmour, que seules les périodes où un « pouvoir » féminin se serait imposé auraient vu fleurir une apologie du sentiment amoureux, et même d’une forme de faiblesse. Or, il ne me semble pas que le seizième siècle de Ronsard, pour ne citer que lui, soit particulièrement efféminé et décadent. Il est complexe, divers, ambivalent, comme toute autre période historique ; et la douceur s’y mêle à la sauvagerie, parce que ni l’une ni l’autre ne sont l’apanage d’un sexe.
La question de la généralisation du mariage d’amour, contre les mariages arrangés et conçus comme des alliances et des contrats, ne saurait être réduite non plus à une victoire d’hypothétiques « valeurs féminines ». C’est un processus qui accompagne l’émergence de l’individu contre la toute puissance de la communauté, du collectif. Un processus qui se déploie sur plusieurs siècles et aboutit à l’hypertrophie de l’individu dans des sociétés contemporaines atomisées, où la perte de mémoire et de transmission culturelle détache peu à peu le sentiment amoureux de ses références littéraires pour en faire une sorte de pulsion nombriliste. Réduire l’ensemble des rapports sociaux à des questions de domination masculine et de lutte entre les sexes est finalement un réflexe qu’ont adopté depuis longtemps certaines féministes militantes. Ne tombons pas dans le même travers. Les réalités humaines sont plus subtiles ; et c’est ce qui est passionnant.
DD – Revenons au paysage médiatique français. On s’aperçoit que jamais les débats qui s’affranchissent du sempiternel et dépassé -selon moi- clivage gauche-droite n’ont jamais autant été prisés par les auditeurs et téléspectateurs. Et pourtant, ces moments privilégiés semblent bien dans le collimateur puisque, pour donner deux exemples, « Ce soir (ou jamais) » est en danger et le débat qui réunissait Claude Askolovitch, David Abiker, Olivier Duhamel et vous-même dans le 18-20 d’Europe 1 a été supprimé par le nouveau directeur Denis Olivennes. S’agit-il d’une volonté, de la part de l’intelligentsia UMPS, comme la nomme Nicolas Dupont-Aignan, de détourner les Français des véritables enjeux et clivages ? Ou suis-je en proie à la théorie du complot ?
NP – Je ne suis pas au fait des enjeux qui se jouent actuellement dans les médias français. J’avoue humblement mon ignorance des processus à l’œuvre dans ces arbitrages. Je ne peux que constater comme vous qu’une émission comme » Ce soir (ou jamais) « , qui est un extraordinaire espace de liberté, d’intelligence et de stimulation, risque de ne plus être qu’hebdomadaire, ce qui conduira immanquablement à réduire la liste si variée de ses invités, et fera privilégier une fois de plus les stars du monde intellectuel et médiatique, quand la richesse de cette émission était de faire émerger des têtes nouvelles. Je m’étais réjouie de la suppression de la publicité sur le service public. Il me semblait – quelles que soient les réserves émises par les uns et les autres sur le bénéfice que pouvaient en tirer les chaines privées – que la fin de cette pollution permettrait d’échapper au règne de l’audimat. Et de fait, la politique du service public fut un régal pendant deux ans. Quand je vois La Reine morte, avec Michel Aumont, programmée à 20h30 du France 2, je ne boude pas mon plaisir. C’est exactement pour cela que je m’étonne, comme tout le monde, de voir revenir l’argument de l’audimat pour justifier la restriction dont pourrait faire l’objet » Ce soir (ou jamais) « .
Quant à la tranche du 18-20 d’Europe 1 durant laquelle j’intervenais, c’était un moment de bonheur absolu pour un raison précise : les chroniqueurs avaient carte blanche pour apporter leur sujet. Ce qui ne m’arrive jamais dans les autres émissions où je suis invitée, et où l’on m’impose parfois de disserter sur telle ou telle personnalité politique dont personne n’a que faire. Là, j’ai pu parler autant d’éducation que d’agriculture, j’ai pu me livrer à la défense et illustration du Reblochon, un chef d’œuvre en voie de disparition, rendre hommage à Jacqueline de Romilly (et m’insurger contre le concours de tartufferie dont sa disparition fut l’occasion)… Bref, ce fut là aussi un espace de liberté jubilatoire.
Mais l’audience de l’émission était mauvaise, celle-ci peinait à trouver un public, et lorsque Denis Olivennes a été appelé pour reprendre en main la station, il a estimé qu’il fallait changer la formule. Je trouve en effet dommage qu’aient été privilégiés des débats gauche-droite qui ne permettent absolument pas de rendre compte de la réalité des clivages actuels. Je crois au contraire que les Français attendent des débats vifs, polémiques, mais surtout sincères, où chacun saurait s’affranchir des appartenances claniques. Une analyse porte bien plus quand elle émane d’un esprit qui ne raisonne pas en termes politiciens, mais selon des considérations et des valeurs claires, qui permettent à ceux qui l’écoutent de se positionner, et de choisir.
Il me semble également que les débats gagneraient à porter davantage sur des sujets de fond plutôt que sur les querelles d’appareil ou la question de savoir si tel ou tel sera candidat, ce qu’en dira tel ou tel, et si l’on peut imaginer ce qu’en pense encore tel autre. Quand je suis arrivée à Marianne fin 2002, j’ai découvert le fonctionnement de cette rédaction dans laquelle, à l’origine, Jean-François Kahn n’avait pas voulu de service politique cloisonné, au motif que ces querelles d’appareil et de personne, justement, n’ont aucun intérêt, et que tout sujet, traité sur le fond, est politique, que ce soit l’éducation, le social, les faits divers ou la gastronomie. Il ne parvint pas à empêcher que ne se reforme un service politique, tant il est vrai que les atavismes et les réflexes sont pesants dans le monde médiatique, et qu’il se trouve toujours des journalistes pour soutenir que les Français se passionnent pour le «roman» de la politique, ses portraits psychologiques, ses guerres picrocholines, sa face «people» en quelque sorte. Pour ma part, j’en doute. Et quand j’interroge un homme politique, c’est sur son programme, et plus encore sa vision. J’ai par exemple toujours rêvé d’une série, mi-idées mi-politique, sur «ces grands débats que les politiques devraient avoir» : le progrès, l’Occident, la famille, les rapports entre générations, l’agriculture et la ruralité… Confronter les idées de chacun, faire émerger les véritables clivages… Je crois encore à ce journalisme-là. Celui qui réconciliera la presse avec son peuple. Un jour, peut-être.
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