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Education nationale-numérique


Education nationale-numérique

Je me souviens du droit à l’ordinateur. C’était il y a quinze ans à peine un droit de l’homme tout beau tout neuf. Il fallait, vite, vite, que « tout le monde soit doté ». D’une belle grosse machine dans son salon. Et si possible aussi dans sa chambre à coucher. 24/24, 7/7, un accès permanent et bon marché au grand réseau du monde entier. Ça allait nous rendre intelligents tout plein. Et savants. Et aussi communicants. Surtout communicants. Pas repliés sur nous-mêmes comme avant. Connectés avec les gentils du monde entier. On allait s’ouvrir grave les neurones à l’Altérité. Et on allait bien s’amuser. Teuffer comme des malades sur le très wide web.

Personne ne devait rester à la traîne. Tous devant, tous devant nos écrans, et lui seul le gros ringard derrière. Le scrogneugneu : dans les ténèbres extérieures de la déconnection. Les pauvres petites gens, qu’ont pas d’argent, mais qu’avaient la bonne volonté de s’alphabétiser le numérique, il fallait les aider dare-dare. C’était un cas d’urgence absolue. La fracture numérique, c’était bien pire encore que la fracture sociale. Pour s’éclater, il fallait réduire à toute vitesse, mobiliser tous les bons médecins de la société de la connaissance, qui à peine née était déjà cassée. Comme toujours, le nœud du problème c’était l’école. Et se mettant à l’école de Groucho Marx, nos pédagogiques du numérique savaient comment le résoudre, ce vieux problème. « L’ennui, disaient-ils, c’est que nous négligeons le numérique au profit de l’éducation. » Alors, ils l’ont fait. Ils ont fait entrer tout plein d’ordinateurs dans les écoles. Ils ont computarisé à fond l’éducnat. Pointcomisé l’enseignement. Powerpointisé nos vieux profs. Et le miracle a eu lieu.

L’obscur latin chagrin, c’est enfin ton copain
Et c’est impec, comme au vieux grec, tu cloues le bec.
Désormais, c’est l’ordinateur qui fait autorité

Maintenant le cours déroule ses slides, les exercices corrigent tous seuls. Le prof : un spectateur interactif comme les autres. Et tout le monde est bien content. La vieille éducation fasciste ne passe plus. Tout le monde le sait, mais c’est juste des salauds de réacs, des traitres à la cause, qui disent que l’intelligence s’amoindrit de ne plus écrire à la main, que Google nous rend idiots, que ce qui nous manque c’est l’autorité, et que ce n’est pas en mettant une machine sur une estrade à la place du prof qu’on la restaurera, cette vieille autorité obsolète. Pendant ce temps, la machine elle, quelle classe, reste stoïque sous les attaques. Et l’ordinateur bien poli et bien respectueux du droit des élèves à être flattés. Ca s’affiche en gros : dix bonnes réponses sur dix, félicitations !! À croire que c’est vraiment l’ordinateur qui fait autorité  au fond. C’est peut-être ça la logique de l’arbitrage vidéo, et des affectations en lycée à Paris qui sortent d’un logiciel comme d’un chapeau magique. La machine, calife à la place du calife, prof à la place du prof. « Eh, le prof ! Respecte-moi mieux avec tes histoires de la vieille France catholique d’avant ! Zarma, le pape seiz’un pédofil du cul, j’lai vu sur le wikipédia de la street89, gros bouffon ! »

Et puis après l’école numérique, en rentrant à la maison, nos gamins ont bien le droit d’aller encore flâner sur le net puisque c’est « un devoir à la maison »… Y’a pas que les droits après tout, y’a aussi les devoirs. Et puis après encore, ils vont sur Facebook se détendre. Ils l’ont bien mérité. Les oreilles bouchées par les oreillettes de l’IPod. Avant de mettre à jour leur ITouch. Toujours, les yeux entravés par l’écran. Et de rejoindre enfin leur team sur Counter-Strike : enfin la vraie vie ! Pendant que papa est en haut qui règle ses comptes avec le monde entier, euh, pardon, qui alimente son blog, et que maman est en bas qui checke ses mails.

Et pendant qu’on « s’éclate» dans le nouveau monde numérisé, qu’en est-il du vieux déserté? La famille, où est-elle ? De quel mal souffre-t-elle ? Fracturée, c’est encore peu dire. La voilà pulvérisée. Le monde commun disparu. C’était ce qu’on voulait sans doute. La grande Altérité finale, c’était tout du pipeau. Les leçons amères que nous délivrait la vie commune, nous ne voulions plus les entendre. Reposons-nous. Les pauvres membres de la vieille famille chrétienne sont fatigués. Requiem æternam dona eis, Domine (Donne-leur le repos éternel, Seigneur). Voilà chacun aspiré dans sa petite sphère douillette. Dans sa cité céleste à lui.

Pour la réduire cette fracture-là, je vous souhaite bien du courage.



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Florentin Piffard est modernologue en région parisienne. Il joue le rôle du père dans une famille recomposée, et nourrit aussi un blog pompeusement intitulé "Discours sauvages sur la modernité".

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