Je suis tombée dans une embuscade. Je l’avais bien cherché. Cela s’est passé sur une route réputée dangereuse menant de Bamiyan à Kaboul. Nous étions partis à l’aube, mon chauffeur, mon traducteur et moi, voulant traverser les villages pachtounes avant la tombée de la nuit. La buée flottait au-dessus des champs. Quelque part vers l’Est, en direction de Yakaowlang, des hommes tiraient leur âne avec un bout de ficelle. Sous le soleil levant, les sommets des montagnes éclataient d’un rose-ocre violent. Mais la terre restait encore gelée et, par-ci par-là, dans le petit bois près des statues des bouddhas géants, on voyait des feux s’allumer.[access capability= »lire_inedits »]
Rien ne justifiait ma présence sur cette route, si ce n’est le sentiment d’avoir fait tout mon possible à Kaboul pour m’y trouver. Rien ne justifiait ma présence dans ce pays, si ce n’est le sentiment de ne pas être indispensable ailleurs. Admettons qu’il y ait aussi eu ma vanité, mon ambition, mon opiniâtreté. Car j’étais arrivée dans ce pays, en Afghanistan pour écrire un texte sur le tourisme. Plusieurs indices montraient en effet que les touristes revenaient en Afghanistan. Il y a tout d’abord eu Ahmed Zia Massoud, ancien ambassadeur d’Afghanistan à Varsovie et à présent vice-président auprès d’Hamid Karzaï, pour déclarer qu’il y aurait eu environ 10 000 touristes à avoir visité son pays depuis la chute du régime des talibans en 2001. Ensuite une compagnie aérienne afghane, Safi Airways, a commencé à assurer des vols quotidiens reliant Francfort à Kaboul. Une dizaine d’agences de voyages − afghanes, américaines, britanniques et polonaises − ont introduit dans leurs offres des circuits « Afghanistan, all inclusive ». Last but not least, depuis un certain temps déjà, le New York Times publie dans ses colonnes « Travel » des articles aux titres assez insensés comme « Kabul : Emerging Destination of the Year ». J’en conviens, il faut être fou ou Polonais pour partir en Afghanistan chercher des touristes. Or il se trouve que je suis folle et Polonaise. Au lieu donc d’enquêter depuis Paris, j’ai pris l’avion pour Kaboul.
Pas l’ombre d’un touriste mais un ministère du tourisme
Il ne m’a pas fallu plus de vingt-quatre heures sur place pour réaliser qu’il y avait peu de risques que je croise un seul touriste étranger dans tout l’Afghanistan. Dans ce sens, mon rendez-vous au ministère du Tourisme a été concluant. Au départ, je n’avais dans l’idée que de demander des statistiques récentes concernant le développement du tourisme en Afghanistan. « Il n’y a pas de tourisme en Afghanistan », m’a alors répondu le secrétaire anglophone du ministre du Tourisme. « Ah bon, pourquoi y a-t-il alors un ministère du Tourisme ?», ai-je osé rétorquer. Le secrétaire, ne sachant pas quoi me répondre, s’est donc débrouillé pour que le ministre du Tourisme me reçoive en personne, dans son cabinet décoré de quelques posters jaunis de monuments historiques.
Accepter le fauteuil de ministre du Tourisme en Afghanistan, c’est faire preuve de courage sinon de pure bravoure. Abdul Rahman, le premier ministre post-taliban, a été matraqué à mort par la foule à l’aéroport de Kaboul. Le deuxième, Wais Sadeq, a été tué dans une escarmouche à Herat. C’est pour dire que, lorsque l’homme à qui j’ai serré la main s’est révélé ne pas être Nasrullah Stanekzaï, le troisième ministre du Tourisme, j’ai failli faire un malaise. « Stanekzaï ne travaille plus ici. Il a été muté », m’a aimablement expliqué Zamanuddin Baha, dernier ministre du Tourisme en date, avant de me confirmer qu’il n’y avait pas de statistiques fiables concernant le tourisme en Afghanistan.
« Je vais t’acheter des robes en soie dans le bazar, mais ne pars pas à Bamiyan ! », s’époumonait au téléphone M. Nabizada. Jovial et moustachu, il fait partie de l’armée des hauts fonctionnaires afghans, prodigieusement désœuvrés et prêts à tout pour raccourcir leurs interminables journées de présence au bureau. En tant que journaliste étrangère un peu paumée, j’ai représenté pour M. Nabizada une distraction providentielle. Il s’est plié en quatre afin de m’organiser plusieurs visites et autres sightseeing. Nous sommes montés à cheval à Sayyed. Nous nous sommes photographiés au mausolée du commandant Massoud et devant sa maison à Jangalak. Nous avons acheté des poteries à Istalif et des raisins secs à Charikar. Nous avons regardé en silence les colonnes poussiéreuses de l’armée américaine traverser la route près de Bagram. Nous avons écouté un concert de musique traditionnelle à Bustan et partagé des crêpes garnies aux poireaux dans la vallée de Chamar. L’ennui, c’est que nulle part nous n’avons rencontré un seul touriste étranger. « Crazy girl ! », a enfin lâché M. Nabizada : « Finish la saison. Plus de touristes ! ». J’ai alors quitté son bureau de Directeur général des bibliothèques publiques.
Le parfum vaguement mondain de Kaboul
À ma connaissance, il y a dans tout l’Afghanistan un seul endroit réellement convivial, c’est-à-dire un seul endroit où pouvoir boire un verre de vin et discuter avec des « expats » autrement plus intéressants que les travailleurs contractuels de l’ONU. Cet endroit, situé au cœur du quartier XXX à Kaboul s’appelle « L’Atmosphère ». Je dois à son patron, Eric, un précieux conseil : « Quitte Kaboul ! » En effet, Kaboul, ce n’est pas l’Afghanistan, surtout d’un point de vue « touristique ». Car, quoi qu’on dise, il flotte à Kaboul un parfum presque mondain que l’on chercherait en vain en dehors de la capitale du cinquième pays le plus pauvre au monde. Certes, il n’y a ni rues ni trottoirs, pas de signalisation ni d’éclairage public, pas plus que de toilettes publiques. Mais il y a un hôtel cinq étoiles, le Serena, des restaurants à l’accès réservé aux Occidentaux, des chauffeurs de taxi qui parlent anglais, un zoo, deux musées qui valent le détour et même des centres commerciaux où acheter un pot de Nutella raisonnablement périmé. Si j’avais été une vraie touriste, je ne serais pas restée à Kaboul plus de deux jours.
« Bad situation… », m’a simplement dit le traducteur lorsque nous nous sommes arrêtés à deux mètres d’un « 4×4 » posé en travers de la route rocailleuse menant vers Kaboul. A priori, je devais me douter de ce que signifie « bad situation » en Afghanistan. Avant que nous partions pour Bamiyan, le traducteur me l’avait clairement exposé : « Si on se fait prendre sur la route, ils vont juste te kidnapper pour demander une rançon mais nous, ils nous égorgeront sur place. » Pour écarter ce risque, j’étais censée suivre des consignes de « sécurité » se résumant en trois points essentiels : ne jamais sortir de la voiture, garder la tête et le visage couverts, enlever mes lunettes de soleil au passage des gens. Bref, on ne devait pas voir que je ne suis pas afghane, comme me l’a expliqué Farid, l’homme discret et toujours occupé qui a trouvé le chauffeur et le traducteur prêts à m’accompagner.
Je ne saurais pas dire pourquoi je me suis tellement entêtée à partir pour Bamiyan. Probablement pour la simple raison que tout le monde me disait de ne pas y aller. Ou parce que, comme cela devait se produire, j’ai arrêté de faire un reportage pour faire un voyage. Je me suis laissée emporter par le puissant fantasme d’un ailleurs radicalement différent de tout ce que j’avais connu jusqu’à présent, par les mythes de la magnificence de ces contrées lointaines auxquelles ont succombé de bien plus grands que moi, les Byron, les Schwarzenbach, les Chatwin, les Kipling, les Bouvier… « Il n’y avait plus d’obstacles entre nous et une splendide contrée fort peu connue, le pays des Afghans. A nous ses grandes montagnes, ses tribus magnifiques, ses rivières glacées, ses ruines aussi vieilles que le monde, la paix de son isolement ! » Dans ma chambre d’hôtel à Kaboul, je relisais ces phrases qu’Ella Maillart a rédigé à la veille de la Seconde Guerre mondiale, sans calculer que les temps avaient changé, que de nouvelles ruines se sont ajoutées à celles « aussi vieilles que le monde » et que, depuis des décennies, l’isolement de l’Afghanistan, au lieu de garantir sa paix, l’a prédisposé à devenir un laboratoire d’atrocités indescriptibles. Et je me suis mise à aimer ce pays pour sa dureté, pour son silence qu’aucune plainte ni aucune revendication n’interrompent, pour son délire belliqueux.
Je n’ai pas trouvé de touristes à Bamiyan. Je ne les ai pas trouvés non plus dans toute la province de Hazarajat, trop difficile d’accès aux inconditionnels de voyages organisés. Je n’ai rencontré aucun vendeur d’« antiquités » suffisamment âgé pour se souvenir de l’époque où la vallée constituait le point névralgique du grand exode hippie qui menait de Londres à Katmandou, l’espérance de vie en Afghanistan ne dépassant pas 46 ans. Je n’y ai pas vu non plus la moindre prémisse de la mise en chantier d’un projet digne d’un Fitzcarraldo visant à transformer la région en paradis pour les amateurs de sports d’hiver. Le seul hôtel dont les chambres sont équipées d’un chauffage individuel s’apprêtait à fermer ses portes avant la tombée de la première neige. A partir de la mi-novembre les routes deviennent impraticables.
Les trous géants de Bamiyan
J’ai vu à Bamiyan des trous géants, creusés dans la roche par le dynamitage des statues des bouddhas. « C’est pour voir les trous qu’on paie 100 afghanis ? », s’insurgeait mon chauffeur : « Quand les bouddhas étaient là, l’entrée était gratuite ! » J’étais heureuse de pouvoir admirer ces trous uniquement en sa compagnie et celle du traducteur. Nous buvions du thé vert à la cardamome assis sur les pierres froides et observions des femmes à la lessive dans une rivière à moitié gelée. Que nous pestions contre ce froid ! Nous ne nous doutions pas que c’est l’hiver précoce qui nous sauverait la vie le lendemain.
Nous sommes partis à l’aube, mon chauffeur, le traducteur et moi. J’avais hâte de rentrer à Kaboul. Kessel avait raison quand il disait des Afghans : « Ce peuple est l’un des plus beaux au monde. » Et encore, il n’a pas connu Rashidi. Moi, j’ai connu Rashidi et je savais qu’il m’attendait à Kaboul. Il fallait que je rentre. Seulement il y avait ce « 4×4 » qui nous barrait la route. L’homme qui en est sorti a contourné notre voiture. A cause de la vapeur qui s’était déposée sur les vitres, je distinguais à peine sa silhouette. Je n’ai remarqué ni barbe ni kalachnikov. Je n’ai pas compris pourquoi nous ne lui demandions pas gentiment, à lui ou au gars derrière le volant du « 4×4 », de dégager le passage. Je n’ai pas compris pourquoi mon chauffeur n’a pas voulu ouvrir la fenêtre de son côté pour régler l’affaire en trois mots. Mais j’ai vu l’homme enfin s’éloigner, monter dans le « 4×4 » et partir. J’ai retrouvé Rashidi dans la soirée. « Tu sais, lui ai-je dit, il paraît que nous sommes tombés sur les talibans ce matin. Ils ne se sont pas aperçus que je suis étrangère parce qu’on ne voyait rien à travers la buée. » Voilà, c’est tout. Mais je sais que je retournerai en Afghanistan.[/access]
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !