Après plus de cinq ans, la commission internationale d’enquête créée par l’ONU pour faire la lumière sur l’assassinat de l’ancien Premier ministre libanais Rafiq Hariri est sur le point de remettre un acte d’accusation. À en croire la presse mondiale de ces derniers mois, Daniel Bellemare, le procureur du tribunal spécial pour le Liban (TSL), formé pour juger les responsables de ce crime, le Hezbollah serait désigné comme l’exécuteur de l’attentat-suicide du 14 février 2005 qui a coûté la vie à Hariri ainsi qu’à des dizaines d’autres Libanais. L’ennui, c’est que tout comme les banques dans la crise économique mondiale, le Hezbollah est trop puissant pour qu’on puisse l’obliger à assumer ses responsabilités et à payer pour ses crimes. Alors que certains craignent un coup d’Etat de la milice chiite, la justice et la vérité sont incompatibles avec les rapports de force politiques et stratégiques.
Quant aux commanditaires, ils pourront, sauf énorme surprise, tourner la page. Encore plus incontournable que le Hezbollah, la Syrie rangera bientôt le dossier « Hariri, Rafiq » au même rayon des affaires classées que celui de « Gemayel, Bachir ». Quand on gêne la Syrie au Liban, la Syrie, elle, ne se gêne pas. Cette fois-ci elle s’en tire aussi, mais non sans frais. Assad fils y a laissé des plumes. La réserve qu’il a dû s’imposer après le raid israélien qui a détruit en septembre 2007 son très cher joujou nucléaire – qui a surpris le chef du Mossad, convaincu, selon un câble de l’ambassade américaine à Tel-Aviv, que la Syrie allait réagir –, l’assassinat à Damas d’Imad Mughniyah et le « suicide » de Ghazi Kanaan, un ancien chef de renseignements syrien au Liban, sont quelques-unes des couleuvres que le président syrien a été obligé d’avaler pour se racheter. Reste qu’il aurait pu – et sans doute dû – payer encore plus cher.
Le soir du 14 février 2005, le président syrien est dans une situation désespérée. Certes, il a réussi à s’ôter une épine du pied – Rafiq Hariri était devenu trop gênant – mais il pressent sans doute qu’il s’agit d’une victoire à la Pyrrhus. La brutalité de l’attentat (l’explosion d’une puissance de 1000 Kg de TNT) et la popularité de la victime vont avoir pour effet la création d’un camp anti-syrien puissant et audacieux. Les principales familles politiques libanaises (ce n’est pas une métaphore dans ce cas), chrétiennes et sunnites surmontent les jalousies et les peurs qui les divisaient en créant l’alliance du 14 mars à la suite d’une manifestation-commémoration 30 jours après l’attentat. Même le rusé et généralement prudent Walid Joumblatt, leader des Druzes, rejoint l’alliance et n’hésite à designer les Syriens comme responsables. Joumblatt a plus qu’une intime conviction pour appuyer ses accusations. Quelques mois plus tôt, lui et Hariri avaient été convoqués à Damas où Bachar leur avait intimé l’ordre d’obéir à son homme-lige, le président libanais Lahoud. « Je préfèrerais casser le Liban sur vous que de vous laisser casser ma parole au Liban », leur avait-il signifié. Le 14 février, il apparaît que la formule n’avait rien de métaphorique.
Face au camp anti-syrien, essentiellement sunnite et chrétien, s’en est formé un autre, presque exclusivement composé de chiites. Ces derniers – représentés en grande majorité par Amal et le Hezbollah – se rangent du côté de Damas. Répondant par une « contre-révolution du Cèdre », les mouvements chiites démontrent leur force par un immense rassemblement organisé trois semaines après l’attentat. La date de cette manifestation donne son nom au camp prosyrien : l’Alliance du 8 mars.
Petit à petit les esprits se sont calmés et certains leaders du camp anti-syrien ont le chemin de Damas, à commencer par Michel Aoun, le général chrétien qui avait tiré sur les Syriens en 1989 et qui avait dû fuir son pays pour échapper à leur vengeance. Lui qui, le soir du meurtre, n’a pas hésité à accuser Assad sur France 2 et dont l’Alliance du 14 mars réclamait le retour d’exil, est aujourd’hui le grand allié du Hezbollah et de la Syrie. Le leader druze Joumblatt a, lui aussi, relu depuis son Machiavel.
Mais dans l’émotion suscitée par l’attentat, alors que le traumatisme est encore présent dans les esprits et le sursaut national de la société libanaise encore palpable, le camp anti-syrien parvient à accomplir un exploit : l’internationalisation de l’affaire. Ainsi, le 7 avril 2005, l’ONU adopte la résolution 1595, bras juridique du TSL et véritable épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête d’Assad. Depuis, le TSL est le gilet pare-balles politique de l’alliance du 14 mars.
Seulement, les réalités intangibles de la vie politique libanaise et de la géopolitique régionale reprennent le dessus. Même sans présence visible, la Syrie n’a pas renoncé à sa volonté de dominer le Liban, et malgré quelques revers momentanés, Damas a gardé une large palette de moyens d’action et de pression sur son petit voisin. Les sourires, la silhouette et la conversation de Madame el-Assad ont adouci l’image de son président de mari quelque peu écornée par « l’intime conviction » des chancelleries qu’il est le commanditaire de l’attentat du 14 février 2005. La vieille stratégie syrienne – entretenir et déployer une capacité de nuire pour se rendre indispensable – s’est de nouveau révélée efficace. Pièce essentielle de l’alliance entre l’Iran et le Hezbollah, la Syrie est très écoutée dans le « Dahiya », le quartier chiite du sud de Beyrouth, fief du Parti de Dieu. Une stratégie similaire sur l’échiquier irakien a fait de Bachar le voyou que tous les commerçants du quartier, soucieux de leur tranquillité et sans illusion sur l’efficacité de la justice, cherchent à acheter.
L’acte d’accusation – si les fuites de ces derniers mois sont fondées – sera un compromis entre cette réalité politique et les faits recueillis par les enquêteurs de M. Bellemare. Le TSL se contentera de désigner des individus, de démontrer la connivence entre l’armée et les services de renseignements libanais et le Hezbollah sans pour autant montrer du doigt l’organisation elle-même et encore moins le commanditaire et maître d’œuvre syrien.
Les faits appuyant l’acte d’accusation semblent convaincants sans être pour autant accablants, juridiquement parlant. Il s’agit essentiellement de preuves selon lesquelles huit téléphones portables appartenant à des militants du Hezbollah ont été localisés à l’endroit et au moment de l’attentat contre Hariri. Ces numéros de téléphone ont été d’ailleurs repérés assez rapidement par Wissam Eid, un enquêteur libanais assassiné, bien entendu, quelque temps après par qui vous savez. Il suffit de regarder un épisode des « Experts » pour comprendre que cela est un début prometteur.
Le Hezbollah, de son côté, a habilement mené une campagne de délégitimation dont le message principal est que le TSL est à la solde d’Israël et des Etats-Unis pour couvrir la responsabilité d’Israël dans l’assassinat d’Hariri. Quant à l’information concernant les fameux téléphones portables sur la scène du crime, l’argument ne désarçonne pas les porte-paroles du parti de Dieu : Israël a la capacité technologique de programmer des appels factices dans les réseaux libanais de téléphonie mobile… Face au tribunal de l’opinion publique, le Hezbollah a déjà gagné le procès. Quand des gens sont capables de croire que les employés juifs des Tours jumelles à New York avaient été prévenus par le Mossad la veille du 11 septembre, il n’est pas difficile de leur faire avaler aussi cette fable. Le TSL a justement été créé pour convaincre ces clients-là, et ils sont des centaines de millions surtout en Afrique et en Asie, dont l’imagination est nourrie par un régime intellectuel à base de cabales et de complots.
Paradoxalement, l’injustice flagrante qui fait office d’immunité pour la Syrie et le Hezbollah constitue le seul espoir pour le Liban d’échapper au pire. Intouchables, toujours victimes aux yeux d’une opinion publique captive, les assassins de Hariri et leurs commanditaires se sentiront moins contraints de mener la politique du pire.
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