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« Tout démocrate doit être un peu populiste »


<em>« Tout démocrate doit être un peu populiste »</em>

Marcel Gauchet

On ne sait plus si c’est une insulte ou un compliment, si ça vient d’en haut ou d’en bas. En tout cas, ça fait la « une » des magazines. Les populistes sont partout : à Causeur bien sûr mais aussi au Monde ou à Canal +. Et ce n’est pas nous qui le disons mais les Inrocks, c’est dire si c’est sérieux. Alors, nous avions bien une définition à vous proposer, mais elle est un peu étroite pour accueillir tout ce beau monde. Jusque-là, on croyait que le populisme consistait à flatter les bas instincts du peuple pour mieux lui ravir le pouvoir.

Opératoirement, ça se passe souvent comme ça. Mais si on s’en tient là, on ne comprend rien au phénomène actuel, qui se caractérise par une progression simultanée du populisme et de sa dénonciation. Sans compter qu’il s’agit d’une notion difficile à appréhender, puisqu’elle n’a pas de contraire.

Alors, repartons de zéro : c’est quoi, le populisme ?

Dans ce monde formidable où les esprits sont tellement ouverts, on ne sait plus où on est. Commençons donc par le plus simple : basiquement, le populisme est un mouvement anti-élites.

D’accord mais quand les élites sont contre les élites, on fait quoi ? Sans doute est-il temps de rechercher une signification cachée derrière les mots.

Essayons. Le populisme est d’abord une rhétorique politique qui consiste à dénoncer chez l’autre des travers dans lesquels on tombe allègrement soi-même.

Avant d’aller plus loin, il faut donner ici une définition de la démocratie. Aussi brutale soit-elle, je n’en vois pas de meilleure que celle-ci : la démocratie, c’est la concurrence des démagogies ! Immense progrès quand même par rapport au monopole de la démagogie qu’incarnait le totalitarisme. Quand la démagogie est tempérée par la concurrence, elle ouvre des espaces où on peut apercevoir un peu de réalité.

[access capability= »lire_inedits »]Populisme, démagogie, c’est quoi la différence ?

Le populiste est une variante privilégiée de démagogue : pour lui, ses concurrents sont des représentants d’intérêts étrangers au peuple, tandis que lui est branché sur le vrai peuple et ses aspirations. Or le peuple présente cet avantage rhétorique extraordinaire que tout le monde peut parler en son nom puisque personne ne sait précisément où il est. On voit bien que nous sommes dans un piège verbal sans fond et sans issue.

Bon alors quoi ? On change la une de Causeur et on dit qu’en fait c’était un sujet idiot ?

Non ! Le populisme est un concept caoutchouteux, insupportable, absurde, mais inexpulsable, à la fois du discours et de la réalité.

C’est difficile dans la mesure où il désigne tout et son contraire et renaît sans cesse de ses cendres sous une nouvelle identité…

Dans un régime de démocratie représentative, les pouvoirs sont élus par le peuple mais ils ne sont pas le peuple. Ils ont même une tendance chronique à oublier qui les a élus, et que se soucier de la vie des populations fait partie de leur devoir. C’est qu’en réalité les représentants ne savent pas très bien ce que veulent les représentés : le hiatus est inévitable, et il se trouve donc forcément des gens pour en appeler au peuple contre la trahison des élites, des oligarchies et des représentants. D’où l’extrême variété des populismes.

S’il est impossible de définir le populisme, c’est donc parce que le peuple est introuvable ?

Le peuple, c’est comme la vierge Marie : il faut être illuminé pour l’apercevoir !

Pardon ? (Basile de Koch)

Disons « touché par la grâce » ce dont j’ai été privé ou épargné. Tentons quand même d’y voir un peu plus clair : le peuple, c’est tout le monde, même les riches ; personne, même Mélenchon, ne propose de leur retirer le droit de vote. Reste à définir la vérité du peuple. Dans une logique populiste, il s’agit de distinguer le vrai peuple du faux peuple électoral.

Pays légal, pays réel ?

En quelque sorte. Mais si le vrai peuple a eu un nom, ce fut celui de « prolétariat ». Il y avait la classe ouvrière qui luttait pour son émancipation et, en face, une infime minorité d’exploiteurs. Si la question populiste a ressurgi dans le courant des années 1980, c’est même parce que ces brumes-là se dissipaient. Les « masses » ont disparu du champ sémantique et politique. Il n’y a plus que Lutte ouvrière et le dictionnaire de l’Académie française pour avoir une notion claire de ce que sont les travailleuses et les travailleurs. Même Besancenot n’a pas l’air très au point sur la question.

Diriez-vous que les Bolcheviks étaient populistes ?

Bien au contraire ! Reconnaissons au camarade Lénine le fait d’avoir été le plus authentique antipopuliste de l’Histoire. Lui au moins savait que le peuple ne se préoccupe que de ses intérêts matériels et se fiche de faire la révolution. Voilà pourquoi il fallait lui fermer le clapet et lui substituer de petits bourgeois qui, contrairement aux prolétaires, savaient scientifiquement quels étaient les intérêts du prolétariat.

Alors Sarkozy, populiste ou léniniste ?

Nicolas Sarkozy a commis l’acte antipopuliste par excellence en passant outre le vote négatif des Français au Traité constitutionnel européen. Cela revenait à dire au peuple : « Je vous emmerde ! » En même temps, il s’oppose aux élites sur le terrain décisif de la sécurité. Et, si on en croit ce qui se dit au bistrot, il a raison d’être populiste sur ce point car, contrairement à ce que répètent les élites, c’est un problème réel. Sauf que quand on est aux affaires, on ne peut pas durablement activer le sujet sans rien faire…

Y a-t-il quand même un « bon populisme » qui pourrait être utile à une « bonne démocratie » ?

Je ne vois pas comment on peut être démocrate sans être populiste. La démocratie consiste à chercher la meilleure adéquation possible entre les orientations du pouvoir en place et le vœu du plus grand nombre. Seulement, comme le peuple concret est hétéroclite et ses vœux parfois obscurs, il est raisonnable d’organiser des élections fréquentes…

Pourquoi vivons-nous aujourd’hui un « moment populiste » ?

Entre la conduite des élites et les aspirations des peuples, il y a des moments de convergence et des moments de divergence. Aujourd’hui, nous vivons clairement une phase de divergence organisée. Nous avons en Europe l’exemple même d’un système politique clairement antipopuliste. On concède aux bons peuples le droit de désigner leurs représentants ; mais les détenteurs du pouvoir, qui sont les représentants de représentants, n’ont strictement rien à faire des électeurs. Tous les gouvernements européens pourraient être battus à plate couture sans que cela n’affecte en rien la Commission de Monsieur Barroso.

Récusez-vous absolument l’idée d’un « danger populiste » ?

Tant qu’on se réclame du peuple et qu’on le laisse causer, donc se diviser, le populisme est inoffensif. Il devient dangereux quand il prétend disposer d’un critère pour délimiter le vrai peuple et parler en son nom. Ainsi quand Le Pen mobilise le « peuple de France » contre le « cosmopolitisme » des élites dirigeantes. Mais il y a une protestation dite populiste qui me semble légitime voire salutaire. Comme dans nos sociétés il y a plus de perdants que de gagnants dans la mondialisation, la divergence entre gouvernants et gouvernés s’accentue nettement. Devant ces résistances, nous avons donc assisté à un recyclage du cynisme léniniste sur la rive opposée, la bonne société où le pan-capitalisme a remplacé l’internationalisme socialiste. Il s’agit toujours d’emmener les peuples là où ils n’ont pas envie d’aller, pour leur bien, naturellement, sauf que le bien n’est plus le même. Il est de promouvoir le libre-échange et la juste rémunération des meilleurs. Cette nouvelle version de l’avant-garde ne me parait pas plus supportable que la précédente.

Le populisme permettrait donc de comprendre à la fois l’angoisse des élites et celle des masses ? (Voire le succès de notre site ?)

La dénonciation du populisme permet à ces élites déterritorialisées de s’en prendre à tout ce qui n’est pas convenable. Le peuple présente des symptômes fâcheux de méconnaissance de ses véritables intérêts. Il ne voit pas pourquoi il devrait, seul avec ses petits bras, relever le défi de la féroce concurrence avec le prolétariat chinois, comme le lui recommandent ses guides éclairés.

D’où l’antipopulisme de nos élites ?

D’où l’apparition d’une rhétorique inédite du mépris ouvert ou larvé du peuple. Un peuple décidément composé de beaufs attachés à des valeurs d’un autre âge, de racistes inaccessibles à l’idée de la libre circulation des hommes et des marchandises, de ringards qui ne comprennent rien au monde dans lequel ils vivent… Un tel mépris suscite des réactions qui peuvent légitimement être taxées de populistes.

C’est bien parce que ces réactions, sous diverses formes, s’observent dans toute l’Europe qu’on brandit aujourd’hui la « menace populiste ».

C’est logique ! L’Union européenne a pour effet, entre autres, de déposséder les Etats du contrôle de leur politique migratoire. Ça provoque des mouvements de protestation, qui vont d’une vague inquiétude sur l’identité collective à la xénophobie radicale. Et puis il faut bien poser le problème spécifique de l’islam qui n’est pas seulement une culture, comme on parle de culture hip-hop ou de culture gay, mais une civilisation. Qu’on le veuille ou non, une civilisation, un peuple, c’est un héritage historique commun. Si on oublie cela, on est tous mûrs pour le populisme. Et pas forcément dans sa version populaire.

Philosophe, historien, fin connaisseur des mouvements des idées, Marcel Gauchet dirige, avec Pierre Nora, la revue Le Débat (Gallimard). Il vient de publier le troisième tome de sa réflexion sur la démocratie : « A l’épreuve des totalitarismes ». (Gallimard).

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Novembre 2010 · N° 29

Article extrait du Magazine Causeur



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