Qu’il me soit permis de dire, avant que je dise ce que j’ai à dire, combien j’admire Alain Finkielkraut. Sans son œuvre lue avec toute l’attention dont je suis capable, sans son émission Répliques, que j’écoute avec constance depuis près de vingt ans, mon horizon intellectuel, mais aussi spirituel, serait beaucoup plus étroit. Je n’aurais sans doute jamais lu Jean-Claude Michéa. J’aurais rencontré l’œuvre de Philippe Muray beaucoup plus tard. Je n’aurais pas lu Philip Roth ou Milan Kundera avec la même attention, j’aurais ignoré Péguy. Oui, Péguy. Je pourrais facilement allonger la liste. Sans doute même n’aurais-je pas repris sur le tard des études de philosophie. Bref, ma dette à l’égard de ce penseur inspiré et précis, grâce auquel la grande littérature ouvre notre monde à une complexité lumineuse, dont l’inquiétude émouvante et sincère face à la marche du siècle ne peut que toucher l’âme de celui qui ose s’affranchir du ricanement obligatoire, est immense.
Ma consternation à l’écoute de son émission Répliques du 25 septembre, consacrée à établir un bilan de la guerre d’Irak au moment du retrait des forces américaines, n’en fut que plus grande. Alain Finkielkraut avait réuni Jean Daniel et André Glucksmann pour tenter de dresser un tableau de l’Irak actuel, sept ans et demi après la prise de Bagdad par l’armée américaine. On parla beaucoup des « mensonges » ou de « l’hybris » des « néo-conservateurs » américains. Jean Daniel et André Glucksmann se firent à tour de rôle les champions de la lutte contre Saddam Hussein (le digne héritier à la fois de Staline et d’Hitler selon Glucksmann), il fut ainsi beaucoup question d’un procès intenté par l’ancien ministre des Affaires étrangères Claude Cheysson à Jean Daniel, pour crime de lèse-majesté à l’encontre du dictateur irakien…en 1996. A l’unisson, les trois interlocuteurs évoquèrent longuement la montée de l’antiaméricanisme, de l’antisémitisme et de l’antisionisme dans le monde arabe dont l’invasion américaine aurait ou non été la cause….
Pas un mot ne fut prononcé au cours de l’émission sur le sort fait aujourd’hui en Irak aux chrétiens de ce pays. La palme de l’indifférence satisfaite fut remportée haut la main par André Glucksmann qui commença fort en affirmant sans honte et sans être contredit, « pour les Irakiens, le résultat de la guerre est positif ». Puis, lorsqu’il aborda brièvement les « problèmes » liés au départ des soldats américains d’Irak, il se contenta, du haut de ses certitudes d’ultra-démocrate, d’un glaçant « on rend au peuple [irakien] sa responsabilité. Il est responsable de ce qui lui arrive », sans que l’obscénité de ces propos, quant on les met en rapport avec ce qui arrive effectivement aux chrétiens d’Irak aujourd’hui, ne soit semble-t-il ne serait-ce que remarquée par Jean Daniel ou Alain Finkielkraut. Un peu comme si, en plein génocide arménien, un progressiste béat s’était contenté, dans l’indifférence générale, de souligner les vertus de l’arrivée au pouvoir des nationalistes turcs, en tant que premier pas sur le chemin de la modernité politique de ce pays, ou encore comme si un président français au début des années 1990, n’avait trouvé aucun intellectuel de son pays face à lui au moment où au nom de la vieille amitié franco-serbe, la diplomatie française évitait soigneusement de se mêler des « guerres de communautés » yougoslaves.
Mais cette dernière comparaison est sans doute malvenue, car contrairement aux Croates et aux Bosniaques (et même, oserais-je ajouter, aux Serbes) les chrétiens d’Irak n’ont aucun espoir de pouvoir obtenir un jour la création d’un Etat qui serait le leur et qui les protègerait de la furie sanguinaire de bon nombre de leurs compatriotes musulmans
Une persécution concertée et organisée
Je ne veux pas être injuste. Alain Finkielkraut souligna quand même la peur des « communautés irakiennes » à l’idée de se trouver seules face à face après le départ des Américains, mais à aucun moment le mot « chrétien » ne sortit de sa bouche et la dissymétrie structurelle entre chrétiens et musulmans ne fut jamais évoquée, comme si toutes les communautés étaient toutes également responsables de la violence… Et comme si, au fond, les chrétiens avait d’ores et déjà disparus d’Irak…
Selon le Secours catholique, présent en Syrie pour aider les réfugiés irakiens, le nombre de chrétiens en Irak ne dépasserait pas aujourd’hui 300 000 personnes (contre 800 000 avant la chute de Saddam Hussein) pour la plupart aujourd’hui réfugiées en territoire kurde. Les communautés chrétiennes dans les villes arabes d’Irak, c’est-à-dire presque toutes les grandes villes du pays, sont toutes en voie de disparition. Ce n’est pas, ou pas seulement, à une guerre de communauté que nous assistons en Irak, en tout cas pas quand il s’agit des chrétiens, mais à une vaste persécution concertée et organisée d’une minorité religieuse qui s’inscrit dans le cadre plus large de la persécution des chrétiens en « terre d’Islam », pour utiliser l’expression reprise au cours de cette émission par Alain Finkielkraut, qui semble ignorer que le territoire que recouvre l’Irak aujourd’hui a été pendant plusieurs siècles une « terre chrétienne », avant d’être converti au fil de l’épée par les Arabes au VIIe siècle. De nombreux témoignages décrivent la persécution de grande ampleur que subissent aujourd’hui les chrétiens d’Irak. Citons par exemple celui du Frère Nageeb Mekhail, supérieur des dominicains de Mossoul, (qui pour sa part n’hésite pas à parler de génocide) recueilli au mois de juin 2010 par le Secours Catholique.
« Le dernier attentat a été particulièrement violent. C’était le 2 mai dernier entre Caracoche et Mossoul, entre deux check-points. Treize bus, escortés par la police, emmenaient des étudiants universitaires chrétiens des villages de la plaine de Ninive au centre universitaire de Mossoul (…) Ce triple attentat, deux explosifs et une voiture suicidaire, contre ces bus a tué le jeune Radeef et une étudiante prénommée Sandy. Il y a eu plus de 180 blessés hospitalisés. Les bus touchés transportaient essentiellement des filles. Certaines ont perdu leurs pieds, leurs yeux, leurs dents ou sont devenues complètement défigurées (…) Les militaires de faction aux check-points ont dansé et fait le signe de la victoire après l’explosion, il y a des images enregistrées sur des téléphones portables par d’autres étudiants qui en attestent. Quant à la police, elle a fait décharger des véhicules les premiers blessés qu’on voulait amener à l’hôpital. Les policiers voulaient que les corps restent à terre pour y mourir. La police et l’armée souvent sont les complices des terroristes ».
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