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Taillandier, en trois mystères


Taillandier, en trois mystères

C’est en 2005, il y a six ans, que François Taillandier se lançait dans l’aventure de La Grande Intrigue, imposante suite romanesque en cinq tomes retraçant l’histoire d’une famille française de Vernery-sur-Arre entre 1955 et 2010. Cet ensemble, comportant aussi des incursions plongeant beaucoup plus loin dans le passé, permet à Taillandier de déployer son art de l’observation des métamorphoses de la vie concrète – un art qui suscitait la vive admiration de Philippe Muray. Après Option Paradis en 2005, Telling en 2006 et Il n’y a personne dans les tombes en 2007, François Taillandier publie coup sur coup les deux derniers tomes : Les romans vont où ils veulent et Time to Turn[1. J’aborderai ici le quatrième tome et me pencherai prochainement sur Time to Turn].

Le temps, le langage, le récit

L’œuvre romanesque de François Taillandier, inaugurée en 1992 avec Les Nuits Racine, est une méditation profonde et personnelle, inlassablement poursuivie, sur trois thèmes : le temps, le langage et le récit. Le mystère de la personne humaine tient pour lui à ces trois énigmes : qu’on le veuille ou non, l’humain, ça tempore, ça parle, ça raconte. Taillandier explore ces faits anthropologiques fondamentaux que fuient obstinément les modernes et autres winners. Il dévoile ainsi le manque absolu de réalisme et de sérieux des mystiques utilitaristes et pragmatistes qui tiennent depuis plus d’un siècle et pour quelques jours encore le haut du pavé. Pour Taillandier, ces trois mystères en forment un seul, qui est le mystère du Dieu de la révélation. La Grande Intrigue est là pour nous rappeler que ces trois mystères, nous ne les possédons pas : ils nous possèdent.

Les romans vont où ils veulent comptent deux personnages de romanciers catholiques aux culs résolument non-bénis : Sobel, romancier africain ayant échappé au massacre du peuple bantama, en 1993 et Taillandier lui-même. Tous deux partagent, outre le goût de triturer avec amour la langue française de l’intérieur, le dessein de « rouvrir et redéployer le temps – le temps généalogique, le temps historique ». Tous deux tiennent à graver la trace de mondes et de formes de vie disparus pour la confronter au présent, pour qu’elle agisse dans le présent. « L’homme classique de Vernery-sur-Arre tel que nous l’avons évoqué a été happé dans l’anéantissement historique en même temps que le Bantama classique, lequel ne survivra, s’il survit, qu’en devenant le figurant de son propre pays. » Ce monde défunt, sombré dans l’oubli, Taillandier en décrit, sans dévotion ni idéalisation, les grandeurs et les misères.
« Des conquêtes, des guerres, pour donner contentement à l’homme de Vernery-sur-Arre ! Pour que des Maudon, des La Ronzière, des Salambert croient que c’est quelque chose, être français ! De loin, d’ailleurs. De loin. Dans ce monde-là, on croit de loin, on adhère de loin. […] La vraie religion. Les belles-lettres. Notre belle langue. Tout le toutim. Parfait – à bonne distance. […] Pour le chrétien vénéricois, le Christ est très bien – là où il est. »

Taillandier écrit encore que « le temps circule dans le sens qu’il veut, pas dans le sens que nous croyons ». Si ses romans vont où ils veulent, si leur narration ne peut être linéaire, c’est par fidélité à la vérité du temps. Explorant la circulation du temps au sein d’une famille française, Taillandier observe : « Il n’en reste pas moins que tout ce que les êtres emportent dans le silence de la tombe demeure là, dans le présent, comme une latence, une imminence. […] Tout l’inabouti, tout le douloureux, tous les rhumatismes et les entorses de l’âme, les coinçages de vertèbres et les nodosités musculaires, toutes ces pages inconnues, toutes celles arrachées du livre par des mains pieuses ou que guide le remords, tout ça demeure quelque part, entassé, formant pesée sur les destins qui sortent de là… »

Unilog, langue marchandise

Puis il y a le mystère du langage. Les mots en sauront toujours davantage sur nous que nous n’en saurons jamais sur eux. Les romans vont où ils veulent mêle avec violence les mots du présent et ceux de jadis. Dans un chapitre aussi terrifiant qu’hilarant, il nous dévoile tous les secrets d’Unilog, la langue universelle inventée par Fou-Fou, homme d’affaires chinois n°1 des rencontres sur Internet. Unilog, la première langue qui est intégralement une marchandise. Sans avoir versé mon obole à Fou-Fou, je me suis permis d’utiliser Unilog dans mon sous-titre[2. Oui, mais la rédac chef a refusé le sous-titre. Alors, dans sa clémence, elle laisse l’allusion….EL ]. Script process taiãdié (NR)  +++ signifie : « Le roman de Taillandier est très beau. » On retiendra, parmi tant de réjouissantes horreurs, la traduction en Unilog de « Tu enfanteras dans la douleur » : Deal : H kid process et celle de « Eloï, lamma sabactani ? », l’admirable : Genitor ??? turn  ?

Les cent premières pages des Romans vont où ils veulent ont moins de force et de densité que les deux cents suivantes, qui sont d’une grande beauté. Celle-ci culmine dans les toutes dernières pages avec trois secrets bouleversants, montés des profondeurs de l’enfance. Je me permettrai de dévoiler le deuxième, celui qui concerne la vérité du langage : « On bredouillait, je m’en aperçus très vite. Et moi le premier. Moi je pressentais, je crois l’avoir toujours pressenti, que Dieu était en nous par le langage – mais que c’était un Dieu perdu. […] Que nous étions tombés de là aussi, qu’il fallait y remonter avec effort ; que je parlais, que nous parlons dans ce qui reste du langage après la Chute. »

Enfin, vient le troisième mystère de la personne humaine : le parlant-temporant ne peut pas faire autrement que de se raconter, et de raconter aux autres, des histoires. Et le réel, toujours, échappe : il fait son boulot de réel. Le réel est semblable à l’un des ancêtres de la famille Rubien, le vieil Etienne Maudon, qui plongea dans les dernières années de sa vie dans un mutisme buté et définitif. Taillandier prête l’oreille à cette bouche close, et il entend : « De toute façon, quoi que tu fasses, tu seras sûr d’être passé à côté, tu n’auras pas compris, tu ne peux pas savoir, c’est toujours à côté, c’est toujours autre chose, c’est toujours plus compliqué (ou plus simple). […] Laisse les morts enterrer leurs mots. »

Raconter, pour Taillandier, est toujours aussi impossible que nécessaire. La Grande Intrigue répète jusqu’à la fin cette litanie véridique : « C’est à peine commencé. On n’a rien dit. On n’a rien dit du tout. A peu près rien. » « Tout récit, écrit encore Taillandier, est un champ d’affrontement entre le teller, qui veut trouver du sens, et le réel, qui n’en a peut-être pas (mais qui en a peut-être). » Le vrai Dieu de la révélation, par définition, est celui qui, en un certain sens, ne révèle rien. « Quand donc nous donnerez-vous la clef, mon Dieu ? Vous voyez bien qu’on est là à se raconter des histoires, à bricoler, à supposer… Indéfiniment… »

La théorie des contreforts

Et moi non plus, cela va de soi, je n’ai encore rien dit des Romans vont où ils veulent. Absolument rien. Allez y voir vous-mêmes, vous verrez bien que c’est tout autre chose… Je n’ai rien dit de l’étrange Immola, ni du prophète « Charlemagne ». Je n’ai pas dit un mot du très beau chapitre sur le père Jean Noirac, arrivé en 1967 à Vernery-sur-Arre et succédant au vieux curé Bordessoule, ni du singulier et touchant abbé Audelys.
Pas un mot non plus sur Jean et Robert de La Ronzière, les deux ancêtres colonisateurs. « Ces deux hommes, ces deux frères que tout sépare, le caractère, l’activité, le style d’existence, représentent deux universalités qui furent complémentaires ou complices, et sans doute n’auraient pas dû l’être : celle du christianisme, d’une part, et d’autre part celle du capitalisme productiviste et conquérant. » Je n’ai pas écrit un traitre mot, enfin, sur les pages splendides consacrées à l’aqueduc d’Arausio, à la théorie des contreforts de Nicolas Rubien, à l’alliance invincible, enfin, de Taillandier avec son enfance. « Ce petit garçon veille comme une sentinelle sur mes sommeils, sur mes réveils. Et moi je veille aussi sur lui. Je n’en dirais pas autant de celui que j’étais à vingt ans, par exemple, ou à trente. Non. C’est en deçà, et au-delà. C’est avant quinze ans, c’est après quarante : là, on se tend la main. Ayez quinze ans, ayez quarante ans. C’est là qu’on est ! »

Je n’ai absolument rien dit, enfin, d’une phrase que j’ai écrite sur un post-it daté, conformément à une vieille tradition, il y a plusieurs années, retranscription fidèle d’une parole prononcée un soir d’ivresse par le poète Basile de Koch, mon très cher ami : « C’est quand même dommage d’être l’animal le plus fragile de la création et de ne pas en profiter ! ». L’art de Taillandier, précisément, est une invitation à profiter de la grâce d’être fêlés.

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