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In memoriam Love Parade


In memoriam Love Parade
Spécimens d'Homo festivus pratiquant le french kiss à la Love Parade.
Spécimens d'Homo festivus pratiquant le french kiss à la Love Parade
Spécimens d'Homo festivus pratiquant le french kiss à la Love Parade.

Dans les coulisses de la dernière Love Parade de l’histoire de la post-humanité s’est déroulé un combat de titans, mettant aux prises deux impératifs aussi catégoriques qu’ils sont contradictoires : d’une part, le respect du droit incontestable d’Homo festivus de faire la fête, où il veut, quand il veut, et d’autre part le respect du droit du même Homo festivus de ne pas mourir à cette occasion. Les consultations ont été nombreuses et les autorités allemandes, inquiètes, ont multiplié les études et les simulations. Une fois encore, donc, c’est la fête qui a gagné. « Le festif, écrivait Muray, est une fiction qui ne se discute pas. »

Raver sans entraves

C’est ainsi que le maire de Duisbourg, cette vieille cité industrielle sur le déclin, s’est beaucoup battu pour que sa ville puisse organiser l’événement, malgré les risques que, semble-t-il, chacun connaissait. Pour cela, il a fallu mobiliser, le jour J, 4 000 policiers et 1 000 membres d’un service de sécurité indéterminé. On veut raver sans entraves, mais en la présence rassurante de plusieurs dizaines de milliers de policiers-nounous, pas moins. En conséquence de cette coupable carence du care, 21 fêtards sont morts piétinés, le 24 juillet, au cours de cette parade de l’amour universel.

[access capability= »lire_inedits »]Un carnage sans auteur, sans intention, sans culpabilité

Duisbourg donc, fatiguée de son destin industriel, avait décidé de se réinventer un avenir touristico-ludique grâce à la tenue de la Love Parade. Cruelle subtilité idéologique, la fête devait se tenir sur les lieux mêmes où subsistent des traces de ce passé, un peu à la façon dont les églises chrétiennes étaient construites sur d’anciens temples païens. C’est donc dans des friches industrielles, et au cœur d’une gare de marchandises désaffectée, que furent organisés les concerts, accessibles via un seul tunnel à l’entrée duquel la foule bien trop importante s’est progressivement massée, provoquant la tragédie que l’on sait.

La gigantesque procession en l’honneur du culte que l’humanité se rend à elle-même qu’est la Love Parade procède d’une vision postchrétienne de l’humanité, c’est-à-dire d’une vision posthumaine de ce que fut la chrétienté : l’homme est bon par nature et rien, nul péché originel, aucune entrave institutionnelle, aucune règle de sécurité même ne doit s’opposer à l’expression de sa bonté totalitaire dans la fusion universelle de tout avec tout. Les foules sont innocentes : tel est le dogme, plus audacieux que celui de la Trinité ou même de l’Immaculée conception.

Les organisateurs des premières Love Parade, à l’orée des années 1990, portés par une ardente ferveur « réunificationiste », avec aux lèvres leur sourire de ravi du village, semblaient oublier que le mur de Berlin avait été construit, en 1961, non pas pour séparer le peuple allemand − il l’était déjà depuis plus d’une décennie − mais pour empêcher qu’une vaste partie de ce peuple foute le camp le plus loin possible de l’amour du prochain obligatoire instauré par le régime policier communiste est-allemand. Le Mur, c’était l’union forcée du peuple au peuple, un peu comme une fête des voisins. Car c’est de cette propagande en faveur de la réunification non seulement de l’Allemagne, mais de l’humanité tout entière que sont nées ces fêtes gentiment totalitaires où rien, aucune institution, aucun objet ne vient tenir les hommes à distance des hommes. Jusqu’à ce qu’ils finissent par se piétiner les uns les autres, comme dans l’apocalypse de cette Love Parade 2010.

Le festif a gagné sur l’imprévisible

À propos du télescopage de la mort et de la fête, Muray écrivait ceci : « Le pire des malheurs n’est pas de mourir, ni même de mourir en plein Mardi-Gras, mais de ne même plus avoir les moyens de s’étonner de cette funeste conjonction parce qu’il est impossible de la discerner. » Il est possible, sur Internet, de voir les images atroces de cette foule acéphale de visages terrifiés et épuisés qui, au ralenti, piétine la foule, sans intention mauvaise, sans pouvoir s’empêcher de le faire. Un carnage collectif sans intention, sans auteur, sans culpabilité.

La Love Parade n’a jamais été particulièrement pacifique. À Berlin, elle occasionnait, semble-t-il, la mort de deux à trois personnes par an, le saccage de la végétation du Tiergarten, le jardin du zoo de la ville où elle a longtemps été organisée, et, paraît-il, des diarrhées chez la moitié des animaux du zoo, contraints de subir le cauchemardesque déferlement sonore produit par une foule hilare et une théorie de chars hurlants. Mais jusqu’au décès tragique de 21 personnes à Duisbourg, le 24 juillet, l’accointance avec la mort de ces Love Parade avait été soigneusement niée : « Le festif est une fiction qui ne se discute pas. »

Une jeune femme, qui a dansé plusieurs heures avant de se rendre compte, au moment où elle revenait sur ses pas, que l’accès au terre-plein sur lequel se tenait la fête était jonché de cadavres, en voulait à l’organisation de ne pas avoir su empêcher la tragédie et, surtout peut-être, de ne pas avoir su cacher les corps à ses yeux innocents, alors qu’elle n’était là que pour s’éclater.

Une autre trouve dans le déni de la réalité le moyen de sauvegarder l’essentiel : la fête, c’est-à-dire le déni de la réalité. « C’était un cauchemar, s’exclame-t-elle, ce n’était pas la Love Parade. » Dont acte. « Le festif ne fait pas le poids face à l’imprévisible », a écrit Muray. Il faut croire que si : le festif a gagné sur l’imprévisible.[/access]

Septembre 2010 · N° 27

Article extrait du Magazine Causeur



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Florentin Piffard est modernologue en région parisienne. Il joue le rôle du père dans une famille recomposée, et nourrit aussi un blog pompeusement intitulé "Discours sauvages sur la modernité".

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