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Roman hanté en Transylvanie (1)


Roman hanté en Transylvanie (1)

Tout commence par une nuit d’orage brûlante aux confins de la Transylvanie. Deux ombres, furtivement, ont rampé, puis disparu à l’intérieur d’une école primaire. Elles appartiennent à deux très grands romanciers : un certain Robert Musil et un nommé Fiodor Dostoïevski. Dans la nuit enfantine, au milieu des morceaux de craie brisés, sous le regard ébahi des créatures ectoplasmiques peuplant les dessins sur les murs, les deux hommes se sont abandonnés à d’âpres ébats. Acte charnel doublement frappé du sceau de l’impossible : d’abord, parce que tous deux – même à en croire les fleurons les plus inventifs des gay studies américaines – aiment uniquement les femmes ; ensuite, parce que leurs sensibilités et leurs esthétiques sont absolument étrangères les unes aux autres. À la surprise de tous, de ce coït obscur naquit cependant en 1968 à Ocea un enfant nommé Florina Ilis.

La rencontre inouïe de Musil et Dostoïevski

La croisade des enfants accomplit bel et bien et dans tous ses détails ce miracle : par son esthétique absolument singulière, elle invente ce lieu qui n’existe pas, la terra incognita suspendue reliant Musil à Dostoïevski. Après cette plongée dans les aspects musiliens du roman, un second article évoquera sa dimension dostoïevskienne. Musil, c’est-à-dire : un regard d’une lucidité, d’une ironie et d’une précision extrêmes déchirant avec un courage venu des hautes glaces le voile de nos illusions sentimentalistes les plus chères. Dostoïevski : la plongée nocturne dans les tréfonds terribles de l’âme humaine, de l’âme de n’importe qui, où le Mal ne règne pas en seul maître, satisfait et assis paisiblement sur son trône – contrairement à la fable bourdonnante et rassurante dont se bercent les modernes et les utilitaristes de tous poils, qui aimeraient tant que l’égoïsme soit le seul maître à bord –, mais où le Mal est sans cesse inquiété et taraudé par les lancinantes tentations du Bien et mène avec lui un combat sans relâche à l’issue imprévisible. Florina Ilis nous livre les unes et les autres : les vérités nées de l’intelligence analytique, du désenchantement cruel et comique et les vérités coriaces et enchantées de la grâce.

Comédie postcommuniste et désastre démocrate

La croisade des enfants de Florina Ilis est l’un des romans européens les plus importants de cette décennie. Paru en 2005 en Roumanie où il a été unanimement salué, déjà traduit dans plusieurs langues, il semble pour l’instant avoir presque échappé aux critiques français, en dépit de la très belle traduction que vient d’en donner Marily le Nir. Faisant suite à La descente de la croix (2001) et L’appel de Mathieu (2002), il constitue le troisième volet, autonome au regard de l’action, d’une trilogie dont j’espère qu’elle sera bientôt traduite dans son intégralité. Les rares critiques français qui ont parlé de La croisade des enfants l’ont célébré comme un grand roman sur le postcommunisme et la Roumanie contemporaine. Ils ont eu raison : Florina Ilis décrit avec un humour acerbe le désastre postcommuniste.
Son roman affiche un scepticisme radical vis-à-vis de la révolution de 1989 et de la démocratie postcommuniste. Les petites gens y regrettent unanimement l’époque communiste. Toutefois, La croisade des enfants ne saurait être réduite à cette seule dimension. L’enfermer dans le contexte roumain, c’est tenter de fuir le miroir qu’elle nous tend. Or, le visage épuisé et grotesque qui se reflète dans ce miroir n’est pas seulement un visage roumain. C’est avant tout le nôtre, celui de l’humanoïde planétaire sans feu ni lieu. Et de ses petits. Le désastre que dévoile le rire de Florina Ilis, c’est notre commun désastre démocrate. Le désastre mondial et mondialisé. La comédie de la démocratie spectaculaire sur fond de dévastation capitaliste et de fusion presque achevée de l’Etat et de la mafia.

L’homme dont le désir est d’être virtuel

Au commencement, il y a deux trains. Tout commence à la gare de Cluj, en Roumanie, par une belle journée d’été. Sur la voie n°3, le train spécial des enfants à destination de Mangalia, réservé par les écoles de la ville pour une colonie de vacances en bord de mer. Sur la voie n°2, l’express pour Bucarest. Sur le quai entre les deux voies, une foule de parents prodiguant leurs derniers conseils. Dans ces deux trains et sur ce quai se tiennent la plupart des personnages du roman. Celui-ci commence par une série éclatée de plans rapprochés. À la fin de chaque paragraphe, le roman prend appui sur la virgule qui conclut celui-ci comme sur une perche ployée pour virevolter et passer à un nouveau personnage. Tout au long du roman, les points sont en effet remplacés par des virgules, la ponctuation se conformant au babillage des enfants et à l’âme liquide de l’homme dont le désir est d’être virtuel – notons qu’il s’agit bien d’un désir.

Au début, les paragraphes sont courts, le regard balaye seulement la surface des êtres, prélève des détails dans la foule grouillante de la gare. Nous passons de l’un à l’autre en ignorant encore les liens qui les unissent. La romancière dresse un admirable portrait de l’homme-foule, de l’homme-séparé, de l’homme statistique. Elle commence par la part la plus grossière et superficielle de la réalité humaine, qui est l’unique réalité visible pour les caméras des mass media ou pour l’œil aveugle de la sociologie, mais non pour le roman. Seul le début de la lecture est un peu ardu. Il faut mériter sa place dans le train spécial des enfants et accepter de se laisser perdre tout d’abord dans la foule. Une fois franchies les quarante premières pages, les quatre-cent-soixante suivantes se mettent à déferler à un rythme d’enfer. Florina Ilis boucle alors à triples tours les portes du train de son récit et je défie quiconque d’en descendre une fois passé ce cap.

Bien pire qu’Al-Qaida !

Personne ne pourra s’arracher à l’envoûtement et au mystère du train des enfants, à partir de l’instant où celui-ci cesse de marquer l’arrêt aux gares habituelles : ni les médias roumains, puis internationaux, ni dada Angelica de Ferentari, la vieille et sainte sorcière tsigane, qui crache avec dégoût et terreur à la vue des téléphones portables, qui a connu les pires persécutions communistes, mais juge pourtant notre monde plus désolant encore, ni l’étrange blogueur mystique Ilarie, ni frère Emanuel, l’ancien poète devenu moine, ni la police et le gouvernement roumains.
Dès les premières heures, les médias écument de jouissance en imaginant que le train des enfants est tombé entre les mains d’Al-Qaida. Les autorités roumaines leur emboîtent rapidement et assez docilement le pas. Lorsque des premiers coups de feu sont tirés, la piste terroriste semble confirmée. Pourtant, la réalité est infiniment plus terrible. Plus propre encore à susciter la fascination mystique des médias mondiaux, qui retransmettent l’affaire heure par heure avec leur coutumière hyènerie. L’ennemi, comme le reconnaîtra en privé le Premier ministre roumain, est bien plus redoutable qu’Al-Qaida : puisque ce sont les enfants qui ont conquis le train et qui le conduisent désormais.

La révolution des enfants

Milan Kundera écrit dans L’art du roman : « Le roman n’examine pas la réalité mais l’existence. Et l’existence n’est pas ce qui s’est passé, l’existence est le champ des possibilités humaines, tout ce que l’homme peut devenir, tout ce dont il est capable. » Tel est le cœur véritable du roman de Florina Ilis : elle explore jusqu’au bout une hypothèse, celle de notre mutation anthropologique radicale, après soixante ans de télévision, trente ans de jeux vidéos et quinze ans d’Internet. Elle explore cette possibilité existentielle inouïe : celle d’une humanité avancée si loin dans l’infantilisation planétaire qu’elle peut se laisser déstabiliser profondément, politiquement et spirituellement, par ses propres enfants.
Non, mes formulations sont encore inexactes. Elles trahissent la complexité et la profondeur du roman de Florina Ilis par leur connotation morale, par leur prise de parti. Florina Ilis ne prend aucun parti : elle est entièrement romancière. Elle pénètre au cœur de ce possible existentiel et avance le plus loin possible au sein de son mystère en suspendant tout jugement moral – suspension qui n’a rien en commun avec la vulgate stupide et conformiste du relativisme moral, mais qui réclame au contraire une exceptionnelle vitalité morale. La croisade des enfants est un événement. Un événement inouï qui déplace toutes les coordonnées connues. Un événement d’une ambigüité et d’une complexité immenses. Florina Ilis garde le silence pour se mettre le plus profondément possible à l’écoute de toutes les voix, pour faire entendre dans son roman toutes les voix, celles des enfants, acteurs ensorcelés de leur révolution, et celles des adultes, toutes les voix adultes, distinctes et contradictoires, qui tentent de suturer par leurs hypothèses l’excès de l’événement.

Parmi toutes ces voix, l’une des plus lucides et des plus précieuses, l’une des plus subtiles, est paradoxalement celle d’un journaliste, Pavel Coloianu, le principal personnage musilien du roman, héros de l’intelligence critique et rationnelle et de l’anti-sentimentalisme. Etrangement, ce n’est pas sa raison mais une intuition obscure qui lui livre le premier contact intime avec l’événement en cours : « L’accablante vision fantomatique d’une grande assemblée d’enfants se profila, immense, dans son esprit, quelque chose dans le genre d’un essaim gigantesque d’insectes minuscules, mais qui, réunis par le lien d’un besoin impérieux de tout le groupe, pourrait s’abattre, dévastateur, sur la réalité du monde adulte et le perturber, Quel appel brûlant ou quel idéal unique, issu de l’inconscient, pourrait envahir ce fourmillement microscopique illimité, ce terrible peuple d’enfants ? […] Pavel était persuadé que face à une telle force, qui se développerait dans le laboratoire obscur de l’inconscient enfantin, l’édifice du monde […] s’écroulerait dans un fracas étourdissant »

Au fond de l’âme de la civilisation européenne

Pavel observe avec une grande inquiétude la montée dans les médias et sur Internet d’un « mysticisme délirant » autour du mouvement des enfants, un culte dangereux qui identifie les enfants à la pureté et à l’innocence. La croisade des enfants nous permet de constater que cette croyance est pour le moins inexacte. Pavel nous rappelle que « Saint Augustin disait bien que l’innocence des enfants tient à la faiblesse de leurs membres, non à leurs intentions ! » Florina Ilis prolonge ainsi l’exploration ouverte par Kundera dans La vie est ailleurs, celle du « sourire sanglant » de l’innocence. Pourtant, le regard désabusé de Pavel n’est pas le dernier mot du roman. Car Musil n’y règne pas seul. L’âme de Musil y mène une lutte acharnée avec celle de Dostoïevski. Et cette lutte n’a pas de fin.
Si vous voulez savoir ce qui se passe au fond de la conscience européenne, au fond de l’âme de la civilisation européenne, dans les tréfonds de votre âme, si vous voulez savoir ce qui se passe dans la chambre de vos enfants lorsque l’obscurité l’a envahie, le train spécial des enfants vous attend à la gare de Cluj. Il partira dans quelques minutes.

Deuxième partie à paraître demain.

La croisade des enfants

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