Les forces de l’oubli sont implacables : elles ne laissent émerger du passé qu’un nombre infime de personnages publics dont les vertus sont exaltées sans nuances, ou les vices exposés à la réprobation réitérée des générations qui se succèdent.
Essayez, par exemple, dans un repas de post-baby-boomers, de lancer « J’ai lu Maurice et Jeannette, d’Annette Wieviorka : c’est un bouquin formidable… » Si, par extraordinaire, cette proposition de converser hors de la glose sur l’affaire Woerth-Bettencourt ou des déboires de l’équipe de France en Afrique du Sud suscitait quelque intérêt parmi les convives, il vous faudra faire un sérieux effort de pédagogie de table. Non, il ne s’agit pas d’un roman qui aurait été porté à l’écran par Robert Guédiguian, encore moins d’une critique gastronomique d’un nouveau restaurant french cuisine à Londres, et définitivement pas d’un livre d’images destiné au jeune public.[access capability= »lire_inedits »]
Une fois ces malentendus écartés, vous pourrez, en prenant soin de ne pas trop faire sentir leurs lacunes à vos commensaux victimes de l’enseignement dit « moderne » de l’histoire, évoquer celle de Maurice Thorez et de Jeannette Vermeersch, couple emblématique du Parti communiste français. Vous faudra-t-il préciser de surcroît que ce parti n’a pas toujours été le nain politique qu’il est devenu aujourd’hui et qu’il fut un temps, entre les années 30 et 70 du siècle dernier, un élément majeur de la vie politique et sociale de la France ? Vraisemblablement, car le souvenir du communisme à la française a été emporté dans le tourbillon de la faillite générale du « socialisme réellement existant » consécutive à la chute du mur de Berlin en 1989.
Thorez mérite mieux que la reductio ad goulagum
Le livre d’Annette Wieviorka n’est pas la première biographie de celui qui fut jusqu’à sa mort, le 11 juillet 1964, le chef incontesté d’un PCF dont il prit les rênes en 1931. Sa vie privée et publique avait déjà fait l’objet d’une thèse foisonnante soutenue et publiée par Philippe Robrieux, ancien permanent du Parti, fervent thorézien avant d’être limogé, puis exclu pour « déviation droitière ». Les travaux d’Annie Kriegel, elle aussi stalinienne défroquée, continuent de faire autorité sur l’histoire du communisme français.
Tout en s’inspirant de ces sources, Annette Wieviorka apporte sa pierre solide et originale à un thème qui mérite mieux que la reductio ad goulagum qui sert d’interprétation vulgaire d’une histoire complexe et multidimensionnelle. Oui, Maurice Thorez a porté fièrement le titre de « premier stalinien de France » et s’est montré plus que réticent à répercuter, en France, les révélations de Nikita Khrouchtchev sur les crimes de Staline. Certes, Jeannette Vermeersch, son épouse, qui lui survécut plus de trente ans, ne se départit jamais de sa fidélité inconditionnelle à la « patrie du socialisme », dont l’écroulement, en 1991, fut pour elle un drame personnel. Mais au-delà de cet aveuglement, qu’ils ont partagé avec d’innombrables croyants dans les matins qui chantent après le grand soir, il y a le mystère de cet enracinement d’une idéologie venue d’ailleurs dans la France populaire des usines, la mine et des chantiers.
Un appareil à socialiser les sauvageons
Annette Wieviorka évoque avec un art du récit fondé sur une érudition impeccable le monde d’où sont issus Maurice et Jeannette : celui des Ch’tis où les gars descendaient à la mine à 13 ans, et où les filles étaient envoyées trimer dans les filatures avant d’être pubères. On naissait, vivait et mourait dans la classe ouvrière, et toute tentative de sortie individuelle de cette condition était considérée comme une forme de traîtrise.
L’ambition affichée de ces communistes, issus d’un monde ouvrier soumis à des conditions de vie lamentables, était de faire triompher cette révolution émancipatrice dont la lumière venait de l’Est. Elle n’a pas eu lieu − fort heureusement −, mais il faut rendre au PCF l’hommage que l’on doit à une instance sociale qui a permis de « civiliser » la horde des ruraux déracinés par la révolution industrielle. Secondé par une multitude d’« organisations de masse », syndicats, mouvements de jeunesse, clubs sportifs et associations culturelles, le PCF a longtemps disputé à l’Église catholique la primauté dans la prise en charge des besoins collectifs des classes populaires. Il existait, à cette époque, dans les cités et les corons, un appareil à socialiser les sauvageons dont nous faisons aujourd’hui la cruelle expérience de l’absence.
Le destin personnel de Maurice et de Jeannette ne s’est jamais distingué de celui de ce collectif dont ils étaient devenus l’incarnation quasi mystique. La certitude que la classe ouvrière avait une mission sacrée à accomplir les a empêchés de percevoir la réalité des choses. Cela porte, par exemple, Maurice Thorez à défendre, contre toute évidence, la « paupérisation absolue » des ouvriers dans la France des Trente glorieuses, et Jeannette Vermeersch à s’opposer farouchement au contrôle des naissances, dans lequel elle voyait une tentative « néo-malthusienne » d’empêcher la classe ouvrière de croître et de se multiplier…
Que faudrait-il aujourd’hui pour que ce pan de notre histoire soit revisité par le plus grand nombre ? Lire Annette Wieviorka, bien sûr, mais son exigence d’historienne l’a détournée d’écrire, sur ce sujet, le best-seller de l’été, qui aurait été une grande histoire d’amour sur vague fond politique. Un film, peut-être, un de ces biopics dont le genre commence à produire quelques bonnes pellicules comme le Gainsbourg de Joann Sfar. Avec, pourquoi pas, Dany Boon dans le rôle de Maurice et Sandrine Kiberlain dans celui de Jeannette.
Maurice et Jeannette. Biographie du couple Thorez
Price: 39,00 €
36 used & new available from 3,58 €
[/access]
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !