Comme chaque année depuis près de cinquante ans, je me rends dans mon village de Saint-Jeannet (Alpes-Maritimes). Je dis « mon » village − bien que je sois né à Paris − parce que je m’y suis créé des racines provinciales que tout bon Parisien se plaît à entretenir. Ce matin, en arrivant sur la placette à l’entrée de la Grand-Rue, j’ai vu les vieux assis sur les murets en pierre, face au monument aux morts, le chapeau de paille rabattu sur les sourcils, refaisant le monde à voix basse. Image rassurante que j’aurais pu tirer des souvenirs de Pagnol.[access capability= »lire_inedits »]
Ne pas être confondu avec les « estrangers »
Arrivé à leur hauteur, je les ai salués d’un signe discret de la tête, comme on fait ici depuis des temps immémoriaux. Un geste de connivence entre villageois pour signifier qu’on se reconnaît et qu’on ne doit pas être confondu avec les touristes, avec les « estrangers ». En m’approchant des vieux au visage buriné par le soleil, je ne les ai pas reconnus. En forçant mes souvenirs, j’ai essayé de les rattacher à l’une ou l’autre famille que je connaissais. Rien ne me revenait. J’ai continué mon chemin, songeur : comment se fait-il que je ne reconnaisse pas de vieux paysans qui sont là depuis toujours ?…
En arrivant sur la place de l’église, une image m’est revenue, j’avais compris : je ne cherchais pas dans les bonnes cases de ma mémoire ; ces vieux, à l’entrée du village, je les avais déjà vus autrefois ; mais pas avec les paysans du cru. Avant, ils se tenaient légèrement à l’écart, un peu plus loin sur la place, là où l’ombre est plus rare. C’étaient des ouvriers agricoles arabes arrivés dans les années 1960.
Les derniers paysans originaires du cru ne sont plus là ; ils sont tous morts et leurs enfants ont vendu toutes les terres agricoles aux Parisiens qui y ont construit leurs villas. Et les ouvriers agricoles arabes se sont intégrés. Totalement intégrés et si bien intégrés qu’ils ont pris la place laissée vacante sur le muret par les paysans provençaux disparus. En parcourant le village, j’ai reconnu leurs femmes qui sortaient de chez le boulanger ou de chez le boucher. Pas de niqab, ni de boucherie hallal, mais des ménagères habillées comme toutes les ménagères provençales avec un cabas à la main. Rien ne distingue ces villageois d’aujourd’hui des autochtones d’hier, si ce n’est une chose qui aurait dû attirer mon attention : les paysans de mon enfance parlaient le provençal ou le nissart pour certains. Les villageois arabes d’aujourd’hui parlent le français. Sans accent.[/access]
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