« Né à Alexandrie, mort au Caire. » Cette formule qui pourrait être l’épitaphe de Youssef Chahine s’applique, malheureusement, à l’Egypte tout entière autant qu’au cinéaste récemment décédé. Cité méditerranéenne, incarnation de la mosaïque ethnique d’un Levant mêlant trois religions, Alexandrie n’avait aucune chance contre Le Caire, devenu le symbole d’un nationalisme arabe cimenté par un islam porteur d’uniformisation et d’exclusion. A l’heure où l’Occident s’adonne au multiculturalisme, l’Orient a, dirait-on, choisi de faire simple.
Je n’ai jamais vu la fin d’un film de Youssef Chahine. A vrai dire, son œuvre cinématographique m’intéresse moins que sa vie. Pour moi, Chahine est avant tout le visage de ce qu’on pourrait appeler « l’alexandrisme », la route que le monde arabe n’a pas prise.
Chahine a introduit dans le cinéma égyptien les récits parallèles, ces histoires qui interfèrent les unes avec les autres et finissent ou non par se croiser. On pourrait user du même procédé pour conter son existence. Né en 1926, il a trois ans quand Hassan el-Banna (grand-père de Tarik Ramadan) fonde l’association des Frères musulmans. Pendant que l’un vit sa vie d’enfant à Alexandrie, l’autre prêche le rejet de « l’Occident », c’est-à-dire du socle culturel du futur cinéaste, dans les cafés du Caire. Elève au collège Saint-Marc, Chahine fréquente alors d’autres Frères, ceux qui, dans une grande partie du monde arabe, enseignent dans les écoles chrétiennes. On peut gager que ni l’un ni l’autre ne réalisent qu’une troisième « fraternité », la religion laïque de la Nation, va rafler la mise – provisoirement.
Très vite, le nationalisme brouille tout. Cette construction politico-culturelle on ne peut plus européenne se révèle dotée d’une puissance de séduction redoutable. Ce sont les bourgeois occidentalisés – c’est-à-dire les chrétiens – qui prennent la tête du mouvement. Citons le Beyrouthin Boutros al-Boustani (1819-1889), George Habib Antonius (1891-1941) ou encore Michel Aflaq (1910-1989), fondateur du Baas (« renaissance » en arabe), l’un des penseurs les plus originaux du nationalisme arabe.
Cette idéologie laïque sert de toile de fond au rapprochement – politique et personnel – entre el-Banna et Anouar el-Sadate, jeune officier nationaliste et antibritannique au point qu’il prend contact avec les Allemands lorsque Rommel s’approche du Caire. Sadate sera l’un des « officiers libres » qui prendront le pouvoir en 1952, avec à leur tête le général Naguib, « remplacé » deux ans plus tard par un célèbre Alexandrin, le colonel Nasser.
Une fois au pouvoir, le nationalisme égyptien tente de se débarrasser des Frères en qui il perçoit, et avec raison, une force d’opposition potentielle. Le nationalisme (trop) laïque n’a pas trouvé de véritable assise dans des sociétés arabes qui ne parviennent à créer ni une classe moyenne urbaine politiquement active, ni un Etat et une fonction publique efficaces. Sa version pseudo-socialiste ne fait guère mieux. En réalité, son succès repose sur un énorme malentendu, entretenu par le régime et relayé par les observateurs occidentaux et soviétiques appliquant les termes et les grilles de lecture de leur propre histoire à des sociétés radicalement différentes.
Portée par l’incontestable charisme de Nasser, la religion séculière du nationalisme panarabe se révèle éphémère. Cette brève épopée idéologique connaît un triste dénouement que résume bien l’Egypte actuelle, où les Frères musulmans sont en train de gagner à la fois la partie et la patrie. L’arabité, identité qui a longtemps été ouverte à plusieurs religions, a été quasiment confisquée par l’Islam, comme en témoigne l’exode ou le désarroi des chrétiens d’Orient.
On peut donc dire que les pionniers chrétiens du nationalisme arabe ont, sans s’en rendre compte, lancé la mécanique qui allait condamner leurs petits-enfants à l’exil. Au XIXe siècle Boutros al-Boustani prônait l’abandon de l’appartenance religieuse au profit de la solidarité nationale comme socle identitaire. Jusque dans les années 1960, Nasser (qui, il est vrai avait initié la fusion entre religion et nation en expulsant les Juifs) pouvait affirmer que « musulmans et chrétiens sont les fils de la même nation. La religion est pour Dieu, la patrie appartient à tous ses citoyens ». Deux ou trois décennies plus tard, on se demande s’il est encore possible d’être chrétien ou laïque en Egypte. Bref, en procédant par exclusions successives, le monde arabe est devenu « arabo-musulman » : tel est le sens profond de la victoire idéologique des Frères musulmans.
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