Jean-Luc Mélenchon a eu tort de s’énerver contre le jeune apprenti-journaliste qui a jugé bon, pendant un défilé à la veille du second tour des élections régionales, de vouloir l’accrocher sur les bordels. Il était tellement en colère, Mélenchon, qu’il lui a même répondu en latin.
« Gravitas et dignitas »
« Gravitas et dignitas. » N’importe quoi, quand on y pense. Il ne se rend pas compte, Mélenchon. Du latin ! En 2010 ! Il veut qu’on le prenne pour Le Pen, ou quoi ? Déjà qu’il emploie encore le subjonctif ! J’imagine le jeune homme, son angoisse, sa surprise : on lui avait pourtant bien expliqué que, pour réussir dans le journalisme politique, c’est-à-dire faire partie, un jour, des élus qui auront le droit de poser des questions prémâchées au président de la République, il fallait prendre modèle sur Arlette Chabot : obséquieux avec les puissants, méprisant avec les petits. Et voilà le Mélenchon qui se met à lui parler latin ! Le latin, les apprentis-journalistes, ils n’en ont plus fait depuis la cinquième. À quoi ça servirait, d’ailleurs, le latin, pour prendre de haut ces pouilleux de la gauche de la gauche ou ces intouchables de la droite souverainiste et, de l’autre côté, faire des risettes émues aux responsables politiques du cercle de la raison, de l’UMP au PS inclus en passant par le MoDem, parti pourtant décédé, et Europe Écologie, célèbre rassemblement pour les pistes cyclables et les couches lavables.
[access capability= »lire_inedits »]« Gravitas et dignitas. » Il y va fort, le Méluche. Et on se demande bien pourquoi. Il n’y a pas de quoi pavoiser, quand on regarde son itinéraire… Voilà un homme qui quitte le PS pour des raisons de fidélité idéologique et qui crée sa propre formation alors que le bipartisme est tellement plus souhaitable et moderne. Mais nous ne sommes qu’au début d’un itinéraire tout entier marqué par un archaïsme populiste et républicain insupportable. Parce qu’il ne s’arrête pas là : il entend réveiller le PCF. Lui dire, à ce vieux parti productiviste avec de beaux restes que l’écologie ne doit pas être laissée aux libéraux-libertaires qui veulent sauver le capitalisme en ravalant sa façade à la peinture verte. Qu’il est possible de penser ce qu’il appelle lui-même, dans L’Autre gauche, une « écologie républicaine » ! Et le PCF écoute, retrouve le goût du grand large, brise la vieille alliance de confort avec les socialistes et choisit la stratégie de Front de gauche dans 17 régions sur 22. Pire, Mélenchon arrive même à convaincre le courant minoritaire « Trotskisme et intelligence » du NPA de le rejoindre et d’intégrer le FdG sous le nom de Gauche unitaire.
Un tribun qui ne se contentera pas d’une position tribunitienne
Bon, tout cela ne serait pas très grave si Mélenchon se contentait d’une position tribunitienne comme le FN, le NPA ou LO. On critique, on critique, mais on ne veut surtout pas du pouvoir. Vous vous souvenez de la tête de Le Pen, le soir du premier tour de l’élection présidentielle de 2002, quand il a su qu’il était qualifié pour le second ? On aurait dit que le ciel lui était tombé sur la tête, que soudain la possibilité, même infime, d’avoir à exercer des responsabilités pour de bon allait le priver de sa rente de situation à droite de la droite.
Mélenchon, lui, y croit, à sa révolution par les urnes. On le disait écrasé par le NPA aux élections européennes : il le double[1. Besancenot a fait 3,1 % en Ile-de-France. « Sic transit gloria mundi », comme dirait Mélenchon.]. On lui prédit un petit 5 % aux régionales : il fait 2 points de mieux. On dit qu’il y a une course au centre, et voilà que le MoDem implose et que Mélenchon, l’air de rien, déplace le centre de gravité de la vie politique française sur la gauche, ce qui n’était pas arrivé depuis longtemps. On a même vu le Front de gauche s’offrir un 15 % en Auvergne et se maintenir au second tour dans le Limousin, pour pratiquement doubler ses voix, comme à Limoges, en mobilisant dans les quartiers populaires.
Le refus de « ce qui va de soi »
Sur les retraites, la même chose. Voilà un débat incroyablement verrouillé, jouant sur le « ce qui va de soi ». Cotiser plus, moins recevoir, accepter comme une évidence que l’espérance de vie qui augmente supposerait nécessairement, forcément, que l’on travaille plus longtemps. Avec ce raisonnement-là, on en serait encore à faire travailler les enfants de 5 ans, à n’avoir jamais voté les congés payés ou le principe même de la retraite. Avec ce raisonnement-là, on refuse de voir que les prodigieux gains de productivité réalisés par le Capital grâce aux efforts du Travail n’ont jamais, ou si peu, été redistribués. Qu’on regarde l’enrichissement de la France depuis un siècle et que l’on compare l’âge de cessation d’activité ou le temps de travail hebdomadaire. On gagne quoi ? Quelques heures, quelques années…
Plus personne n’ose dire ça. Le PS, tétanisé, se soumet aux prévisions du COR, fait semblant de s’opposer à la disparition du symbole de « la retraite à 60 ans ».
Plus personne, sauf Mélenchon. Le jeune avantageux qu’il a étrillé n’a pas été étrillé parce qu’il était jeune et que c’était plus facile. La preuve, Jean-Michel Aphatie, un matin sur RTL, avait en face de lui un homme politique, un élu qui n’allait pas se laisser faire par le grand éditorialiste. Pugnacité, virilité, précision, gouaille au service d’arguments que la gauche, paralysée par son surmoi néo-libéral et son désir de passer pour « sérieuse économiquement » depuis 1983, n’ose plus utiliser. Des arguments de rupture, des arguments contre, enfin. Qu’a dit Mélenchon, ce matin-là ? Tout simplement qu’il existait, sur cette question des retraites, mais aussi sur l’ensemble de « ce qui va de soi », d’autres solutions ou, comme le disait en son temps le regretté Philippe Séguin, une autre politique. Et de cogner, dur, avec des coups précis, sur un Apathie répétant des chiffres prédigérés par des experts au service du système que Mélenchon contestait un par un, dévoilant l’irréalité dans laquelle vit le monde médiatico-politique en donnant pour certains des chiffres d’économistes parlant de ce qu’il adviendra dans cinquante ans alors qu’ils ne furent même pas capables de voir, deux mois avant, le krach du 15 septembre 2008.
La gauche décomplexée
Plus étonnant encore : Mélenchon ne s’est pas laissé piéger par le débat sociétaliste sur la burqa. Dès le début, il a été pour une loi et il l’a dit. Point à la ligne. Pas besoin d’épiloguer sur la méthode ou les principes : ce qui est dit est dit. Qu’on passe à autre chose, il y a effectivement plus urgent.
Une droite décomplexée – selon ses propres termes − a triomphé avec l’élection de Sarkozy. Avec Mélenchon, on assiste au retour d’une gauche décomplexée. Républicaine quand il s’agit de dire son fait aux islamistes, aux communautaristes et aux intégristes de tout poil. Mais aussi sociale et antilibérale quand il s’agit d’expliquer que le type de société qu’on nous présente comme aimable ou inévitable, selon les saisons et les climats (Grecs et Portugais, promis aux prochains bombardements massifs du FMI, commencent à le comprendre pour leur malheur) n’est aucunement une fatalité. Mélenchon annonce le retour d’une gauche qui va essayer[2. Voir Serge Halimi, Quand la gauche essayait.]…
Ce n’était pas prévu. Alors, maintenant qu’on ne peut plus faire comme si ça n’existait pas, tous les coups seront permis contre le Front de gauche en général et Mélenchon en particulier. N’en doutons pas, ils sauront les rendre. Cum gravitate et dignitate.
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